mardi 31 mars 2015

Jardiner le monde , Les nouveaux paysages de la biodiversité

Jardiner le monde , Les nouveaux paysages de la biodiversité

Préface à l'ouvrage édité chez WildProject, Juin 2014
Suite aux 9 ème Rencontres Euro-méditerranéennes de Volubilis " Vivre, rêver et faire la ville et les paysages AVEC la biodiversité



Supprimer une espèce, c'est changer le cours des choses,
 une atteinte qu'a le monde à se déployer.
Jacques Blondel



Blatta orientalis, Supella longigalpa, Blatella germanica, les trois blattes les plus présentes dans les habitations de notre région du monde ...
Émigrées (clandestines) d'Afrique,  elles apprécient nos milieux chauds et humides, nos caches sombres et notre alimentation (comme nous les blattes sont omnivores !) et nous envahissent.
L'espèce est emblématique de notre rapport (très occidental)  ambigu au monde vivant et plus particulièrement à l'entomofaune: dégoût, peur, phobies.
À défaut d'être jolies comme le papillon (mais pas sa chenille), les petites bêtes nous effraient depuis l'enfance. Araignée, perce oreille scolopendre et punaise nous font horreur. Moustiques, mites, mouches nous indisposent.
À défaut d'être "gentilles" ou "utiles" comme la coccinelle, la mésange, le panda ou  le dauphin, le serpent, la limace, le rat ne sont par épargnés par nos phobies .
Bref, le vivant nous agace, nous dégoûte, nous agresse, voire nous met en danger sans plus de rationalité.
Le sort des invisibles  est pire encore. Les bactéries, les collamboles ou les acariens doivent survivre sans notre indulgence, et semble t il encore moins avec  notre tendresse ou notre tolérance. Un sol fiable (pour une culture « saine ») est un sol mort; une eau potable  est une eau javellisée.

Que l'on soit averti ou non des questions de l'érosion de la biodiversité, notre réaction première et physique est d'écraser la malheureuse blatte sous la semelle de notre chaussure avec la satisfaction d'une délivrance. Nous faisons appel à l'artillerie lourde, chimique de préférence, et encore largement vantée, pour pouvoir ne s'en prendre, paraît-il, qu'à l'espèce visée (une seule comme par miracle au milieu de la biodiversité).
Prédateur, parasite, nuisible, mauvaise herbe,  invasive allergogènes....nous mobilisons les mauvais mots pour combatte les mauvais vivants  qui ne mériteraient pas, dans l'instant, de partager la terre avec nous.

Ce trait de notre culture occidentale moderne, ce rapport de domination et d'exploitation sans limite de la nature et de ses ressources vivantes sont désignés comme une des causes profondes à l'origine du processus  d'extinction brutale (la sixième selon les scientifiques) et d’une rapidité inconnue dans l’histoire de la planète,  des espèces, des gènes et des milieux, phénomène que l’on désigne par l’expression récente «  d’érosion de la  biodiversité » .

« Une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique ». Par cette proposition, Aldo Léopold, qui nous invitait à «  penser comme une montagne » , introduit les prémices d’une «  éthique de la terre »  qui remet en cause l’attitude dominatrice et tyrannique de l’humanité sur les autres résidents de la planète. Deux autres attitudes s’offrent alors à nous, celle du jardinier de la terre (dont le paysagiste Gilles Clément s’est fait le porte parole en France) et celle du «  citoyen de la terre », l’humain considéré comme espèce vivante parmi les autres espèces vivantes et qui, en tant qu’espèce (et non en tant qu’individu), n’a aucun droit de provoquer la disparition d’une autre espèce.

C’est sur cette « justesse » (pour la communauté biotique) à laquelle nous invite  Léopold, que s’élabore une nouvelle attitude de projet et de nouveaux modes de gestion de la ville et des paysages qui, en mobilisant nos énergies sur l’objectif de rendre accueillant au vivant chaque centimètre carré de l’écoumène, se montre la plus à même de lutter contre l’érosion de la biodiversité.
Cette attitude qui appelle à mobiliser toutes les compétences, tous les actes et l’ensemble de nos modes de vie au profit de cette intention, pourrait apparaître comme une alternative à la stratégie paneuropéenne des « corridors écologiques ».
La question est plus complexe car nous savons que, comme dans bien d’autres matières, il s’agit, pour être à la hauteur des enjeux, d’agir aux différentes échelles et aux différentes temporalités qui président aux choses humaines :

- L’échelle du temps long, celle du cheminement de la pensée et des cultures, qui en appelle à la formule, parfois incantatoire, du «  changement de paradigme ».
C’est à ce niveau de réflexion et d’action que nous invite la première partie de ce recueil (La  biodiversité au-delà du slogan) en nous rappelant, grâce à Alix Delage, les intuitions et découvertes fulgurantes de jean-Henri Fabre dans cette voie, mais aussi, avec Raphaël Larrère, le combat contre les irréversibilités de toute sorte parce que, comme l’affirmait déjà John Stuart Mill , « comme si, qui que ce soit pouvait affirmer que la science ne découvrira pas un jour, peut-être, quelque propriété utile à l’homme dans l’herbe la plus insignifiante ». . S’illustre ici à quel point, comme l’affirme Jean Foyer, «  la biodiversité est aussi une question sociale, culturelle, politique et économique ».

- L’échelle du temps des politiques publiques, contingentes des modèles techno-économiques dominants à un moment donné dans une société donnée : c’est ici que se situe la réponse, sectorielle et technique, de la trame verte et bleue (TVB), modèle français issu du Grenelle de l’environnement en application de la stratégie européenne de la biodiversité. Ses principes, visant à compenser une des causes de l’érosion, la «  fragmentation » des territoires, se fondent sur la toute jeune  discipline scientifique  de la «  landscape ecology » (malheureusement traduit en «  écologie du paysage » quand il s’agit, en fait, d’une écologie du territoire). C’est cette stratégie de la mise en œuvre de la TVB et la présentation d’exemples concrets d’application, dont il s’agit ici dans la deuxième partie «  Trames ».

-  L ‘échelle du temps de la culture, des connaissances et des savoir-faire partagés, celle, qui fait de chacun de nous, dans chacun de nos gestes et chacune de nos décisions, un acteur agissant en faveur de la diversité spécifique, génétique et des biotopes.
Comment concevoir la ville (Didier Larue) ? Comment la rendre accueillante au vivant (Marco Dinetti) ? Quels projets et quels modes de gestion pour les territoires ? Quelles pratiques en faveur de la vie des sols et de l’équilibre biologique des espaces agricoles ou des parcs et jardins urbains ? C’est aux réponses à ces questions très concrètes que s’appliquent les trois derniers chapitres de l’ouvrage.

Il n’y a pas à choisir ; c’est sur les trois niveaux de ces trois temporalités qu’il convient d’agir si l’on vise à une efficacité réelle (et sans garantie de réussite à terme…) de la lutte contre l’érosion de la biodiversité. Car, nous pouvons le craindre,  aucun de ces niveaux d’intervention, seul, ne permettra d’éviter la sixième extinction qui fera passer définitivement l’humanité dans le champ de la paléontologie (qui, elle-même, aura perdu son inventeur !).

Sébastien Giorgis, Président de VOLUBILIS

Les trois montagnes



LES TROIS MONTAGNES

Première version d'un projet d'article pour la Revue " Les Carnets du paysage" Actes Sud/ENSP, N° 22 , Avril 2012



Un chasseur alpin, fils et petit-fils de chasseur alpin, fut-il paysagiste, a un rapport particulier à la montagne.
D’abord, comment ne pas venir habiter au pied du mont Ventoux, montagne silhouette qui plante ses 1912 mètres d’altitude au cœur de la plaine comtadine, et au sommet de laquelle nous raconte les historiens du paysage, Pétrarque, en 1335, « inventa » ou exprima pour la première fois dans l’histoire occidentale moderne, une émotion paysagère.
C’est sur cette fondation que notre travail(1) préalable à la création du Parc Naturel Régional du mont Ventoux s’est appuyé pour mettre  en exergue, par un projet culturel de territoire,  ce rapport  original entre cette montagne, le paysage et les différentes représentations scientifiques, culturelles et sociales qui s’y sont développées depuis le XIVe siècle. C’est le naturaliste suisse, Thomas Platter qui, en relatant son ascension de 1598, y inventa cette forme de « tourisme scientifique » qui se développera au siècle des lumières avec les inventaires de Jean de Laval ou d’Antoine de Jussieu (1711). C’est aussi Jean-Henri Fabre qui y développe, dans la description de son ascension de 1865, ses observations du rapport entre les êtres vivants, dans une démarche qu’Ernst Haeckel n’avait pas encore nommée « écologie ».
Notre approche (paysagère ?) historique de cette « montagne inspirée »(2) nous amena à proposer un projet de Parc Naturel Régional dont la particularité serait ce lien, ici puissant et très ancré, entre une nature et ses différentes représentations culturelles.
Nous avons conçu l’esquisse de la charte dans ce sens : un parc régional dédié à la culture de la nature, en redonnant par exemple toute sa place au centre d’art du Crestet (l’ex fondation du sculteur François Stalhy, désormais fermée), qui accueillit Roberto  Burle Marx lors de l’un de ses séjours en France et  dont le parc forestier reçoit  les œuvres de Land Art  de Paul Armand Gette ( Étiquetage, 1994 ), de Dominique Bailly ( Cinq sphère de calcaire et de chène, 1991 ) ou de Nils Udo ( Le nid ) , en liant la riche collection des peintres paysagistes du musée Comtadin-Duplessis de Carpentras avec les paysages qui furent leurs modèles ou encore, en recréant les liens si forts entre Pétrarque ou Jean-Henri Fabre et le Ventoux, en reliant le musée de Fontaine-de-Vaucluse  pour l’un et l’ Harmas de Sérignan pour l’autre ( et sa superbe extension du Naturoptère) au projet de PNR .

Un tout autre métier du paysagiste montagnard à Montgenèvre(3),  , ou il s’agit de concevoir et de réaliser la recomposition des espaces publics entre le bourg et la montagne. Ici, nous sommes sans équivoque (le Ventoux n’étant pas encore une montagne pour certains…) dans une montagne « montagnarde ». La Rome Antique y avait déjà installé  (à 1850m d’altitude) une ville de garnison pour contrôler ce passage, le plus aisé entre les deux Gaules, la cisalpine (le piémont d’aujourd’hui) et la transalpine (la nôtre).
Aujourd’hui, ce qui est devenu un village, (une « station ») bien exposé sur l’adret du col, se voyait coupé de son champ de neige par la route nationale et son important trafic, de poids lourds reliant les deux régions.
L’État a généreusement offert la mise en tranchée couverte de cette coupure.
C’est ici que le concepteur paysagiste alpiniste se confronte à des questions qu’il ne rencontre pas plus bas : l’illisibilité des tracés de l’espace quand la neige recouvre indifféremment routes et trottoirs, minéral et végétal et que plus rien ne distingue la bonne direction de la mauvaise.
Les cantonniers d’ici, en rase campagne, plantent des cannes de plus de deux mètres pour baliser le chemin des engins de déneigement. En ville , que deviennent alors nos pauvres et dérisoires « aménagements de l’espace public »?  Nous comprenons rapidement les limites du mobilier urbain et autres subterfuges de projets pour arracher quelques espaces à l’envahissement sans borne de la voiture.
Car les engins à lame travaillent vite : la  bordure de trottoir en granite, le « plateau traversant », le « caniveau central », le dallage, ne font pas long feu, soumis au raclage violent qui ne pardonne aucun arasement défectueux ni aucun joint défaillant. Alors, ici pas plus qu’ailleurs, il ne convient d’étaler de l’argent par terre dans des sophistications qui ne dureraient pas longtemps. Quand une bordure ou une borne s’imposent, la robustesse et  une géométrie en plan compréhensible par un engin sont les conditions pour que le projet ait une chance de revoir le printemps.
La montagne appelle à la simplicité et à la rusticité du projet d’espace public. Mais devrait-il en être autrement ailleurs ?

Le troisième exercice de paysagiste de montagne, je l’ai pratiqué (4) sur le mont Salève, pour y expérimenter l’application des « directives paysagères » que l’État inventa par la loi dite « paysages » de 1993. D’une manière générale, pour répondre par le projet à une demande sociale, il convient de se demander ce qui conduit la collectivité à opter pour un site plutôt que pour un autre pour conduire une politique. Pourquoi donc, parmi les quatre ou cinq directives (5) expérimentales engagées par l’État, le mont Salève fut-il choisi ?
Si le Ventoux a son Pétrarque et son invention du paysage, le mont Salève est connu pour être l’objet d’une des premières (la première selon Carli ) représentations picturales fidèle d’un paysage réel ; la « pêche miraculeuse » de Konrad Witz (1443)  prend prétexte de la scène évangélique imaginée sur le lac Léman pour donner à voir la géométrie de la campagne genevoise,  les silhouettes du Salève et du Môle et, dans le lointain, la chaîne du Mont-Blanc.
Mais peut-être est-ce plutôt par la toponymie que les sites du Salève acquièrent une renommée qui fait vibrer tout montagnard montagnant : c’est en effet ici, sous les falaises abruptes d’Archamp que se situe le lieu-dit « la Varappe », toponymie qui deviendra (en 1875) le nom commun d’un sport et de ceux (les varappeurs) qui les premiers réaliseront l’exploit d’accéder au sommet de ces à-pic.
Il est peu probable pourtant que les agents de l’Etat, devisant du choix de ces cinq sites d’application des directives, aient recours à la mythologie alpine pour arrêter leur décision.
Reste pour comprendre ce choix, la proximité de Genève et la place qu’occupe le mont Salève dans l’imaginaire genevois et dans les pratiques sociales de ses habitants. Car, pour la population de l’agglomération, le Salève est non seulement un horizon, mais aussi un alpage de proximité, immense plateau prairial, belvédère sur la ville et sur toute la chaine alpine. La montée au Salève est une fête. Très tôt, les équipements y permettront un accès facile. Il sera le lieu de l’implantation du premier chemin de fer de montagne électrique (1892).
Ce lien étroit avec cette capitale culturelle européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, fera du Salève un laboratoire scientifique de première importance en terme de botanique et de milieu naturel . L’anglais John Ray dès 1673 y réalisera un premier inventaire de toute la flore du massif, Thomas Blaikie, le célèbre jardinier et botaniste écossais qui participera à la conception de parcs et de jardins illustres tels Bagatelle, Monceau ou le Raincy , herborise dans le Salève quand la botanique n’en est qu’à ses débuts.
Rousseau y passera deux belles années ( 1722 à 1724 ) d’une immersion jouissive dans une nature qui l’inspirera pour tout le reste de sa vie . Le savant genevois Horace-Bénédicte de Saussure, le « vainqueur » du mont Blanc s’y aguerrira à l’alpinisme tout en y réalisant des travaux d’inventaire botanique qui permettront à J.Briquet (le Salève, 1899) d’affirmer que «l’on trouverait difficilement dans le monde entier une montagne quelconque que les botanistes aient plus étudiée et sur laquelle ils aient plus écrit que sur le Salève ».
C’est un peu de tout cela à la fois, conjugué à l’inquiétude des Genevois contemporains et de quelques collectivités de voir le plateau accueillir d’ambitieux programmes immobiliers qui sont peut-être à l’origine de ce choix qui reste obscur ( une protection au titre de la loi de 1930 ne suffisait elle pas ?).
L’article particulier de la loi paysage  qui institue ces directives est lui même étrange  car pendant que la loi donnait (enfin !) à chaque centimètre carré du territoire français, le statut de paysage, méritant à ce titre  une attention particulière dans tous les actes d’aménagement , cette même loi générait un outil de  protection «  à l’ancienne » ( c’est à dire instituant par la voie réglementaire, une hiérarchie des paysages ) s’imposant par le haut aux territoires et à ses acteurs. Cette protection s’appuie un dire « d’expert » (le paysagiste en l’occurrence) qui statue sur ce qu’est une « structure paysagère » (terme inventé par la loi) qu’il faut identifier pour la « protéger » ! (6)
D’un point de vue des dynamiques de territoires qui permettent l’élaboration de projets de paysages multi partenariaux avec ceux qui les habitent, les vivent, les gèrent et les transforment (c’est l’objet des plans et des chartes de paysages), cette mesure fut contre-productive, renvoyant la question du paysage non plus à une exigence de projet mais à une notion de « contrainte imposée ». L’échec est cuisant : deux directives abouties (Alpilles et Salève) après 20 ans d’application de la loi.
En revanche, et pour le paysagiste, d’un point de vue théorique et méthodologique, l’exercice se révèle passionnant .
 En premier lieu , il nous met face à la question : mais qu’est-ce donc qu’une structure paysagère ?
Il faut la circulaire du 21 novembre 1994 pour préciser que « les structures paysagères se définissent comme l’agencement et la combinaison d’éléments végétaux, minéraux, hydrauliques, agricoles, urbains, qui forment des ensembles ou des systèmes cohérents .(…). Peuvent être également concernés, des éléments isolés qui ont un rôle structurants dans le paysage ». A titre d’exemples sont cités le bocage ou  les terrasses de culture .
Munis de cet éclairage réglementaire, nous sommes partis à l’assaut de la montagne à la recherche de ces structures .Nous engagions alors le travail classique de reconnaissance des différents paysages du Salève, des motifs et éléments caractéristiques qui les composent , des différentes perceptions qui en hiérarchisent l’importance afin de faire émerger ces structures telles que définies par la circulaire.

Cinq structures émergeaient de cette reconnaissance :
Le plateau de sommital, immense alpage suspendu qui offre des panoramas vertigineux sur le massif des Alpes, le mont Blanc et l’agglomération genevoise.
Cette  structure combine les prairies d’alpages, les belvédères en bordure de plateau, les bosquets de hêtres, abris pour le chômage des troupeaux, les étables abritées dans les dépressions du plateau et les routes sinueuses au profil champêtre qui le maillent à partir de plusieurs points d’accès.
Les versants formant silhouette ; La plateau sommital soutenu par les versants abruptes sur toutes ses faces forme un horizon boisé pour toute l’agglomération. Entre les deux lignes de rupture de pentes, à l’aval, en lisière des secteurs habités et à   l’amont, au basculement sur le plateau, se succèdent champs ouverts, forêts denses et parois rocheuses, qui, depuis le tableau de Konrad Witz jusqu’à  l’invention  de la varappe, ont toujours fasciné les habitants de la vallée.
Le piémont ; La silhouette de la montagne tient sa valeur de la qualité des paysages vécus du piémont depuis lesquels on la perçoit . La combinaison des  fermes et villages, prairies et cultures qui ouvrent des fenêtres visuelles, les  bandes boisées et ripisylves qui structurent la mosaïque parcellaire et donnent à lire la logique du socle naturel, les voies rurales bordées de lignes de fruitiers, composent la base du massif considéré ici comme une structure à prendre en compte dans les orientations de la directive paysagère.

Les itinéraires d’accès au plateau sommital ;  monter au Salève est une fête, un  rite dédié au plaisir des sens. Au pied de chaque itinéraire s’implante un relais touristique et gastronomique. Puis, la route au profil étroit et champêtre traverse le couvert boisé et offre, grâce a quelques prairies heureusement situées, des échappées visuelles sur la vallée. Arrivé  sur le plateau, la fraîcheur de l’air tant convoitée l’été  saisit enfin le promeneur. C’est cet enchaînement cinétique du plaisir des sens que nous avons ici considéré comme une structure paysagère.

Les curiosités géologiques ; blocs erratiques déposés sur le platea par les glaciers, karsts , lapiaz, dolines , grottes, voûtes et falaises se concentrent sur le Salève .
L’appel de ces curiosités combiné avec la frénésie des découvertes de la flore alpine ont rendu la montagne précieuse et désirable , contribuant au changement du regard qu’on lui portait jusqu’alors dans le monde cultivé européen.

Ces cinq structures identifiées ainsi que  les éléments de paysages qu’elles combinent sont le fondement des «  orientations et principes fondamentaux de protection et de mise en valeur » qui s’organisent en trois axes fondamentaux .
 . Conserver  au Salève sa qualité d’observatoire des paysages savoyards et genevois en soutenant l’activité pastorale , en assurant la gestion des belvédères par la maîtrise des boisements en bordure du plateau , en privilégiant une accessibilité à la montagne ne sacrifiant pas l’espace à l’usage de stationnement ;
. Maintenir les perceptions sur la  silhouette emblématique du mont Salève depuis les points de vue majeurs sur la montagne. Ces points de vue identifiés et repérés sur la carte de reconnaissance, obligent les SCOT et les PLU des collectivités du pied de massif ;
. Affirmer l’identité du pays de Salève en inscrivant dans les projets de territoire, les motifs constitutifs des structures paysagères comme «  éléments de paysage «  introduits par la même loi.

Qu’en est-il aujourd’hui de la mise en œuvre de ce projet ? Les paysagistes sont connus pour être , par nature, en phase avec la question du temps. Celui qu’il faut pour qu’un arbre s’installe et en vienne à faire de l’ombre ou le temps nécessaire au développement d’une forêt ou d’un parc. Il sait les saisons et les cycles de la vie.
Avec les montagnards, nous découvrons un autre rapport au temps, tout aussi concret et certainement plus subtile encore; quand il s’agit de se remonter les manches très concrètement pour améliorer une situation, cela va très vite. À Montgenèvre, trois années ont suffi pour la conception et la réalisation d’un projet de plusieurs millions d’euros.
Au Salève, après des centaines de réunions nocturnes avec les éleveurs, les agriculteurs, les forestiers, les élus ou les maçons, il aura fallu 12 années entre l’étude (1996) et la prescription de la directive (2008). Le temps nécessaire à chacun  pour se convaincre que cet outil réglementaire pouvait améliorer une situation.
Au mont Ventoux, près de dix années après la restitution du travail, le PNR  n’existe toujours pas.
 Le montagnard est ainsi fait, il est méfiant quand on veut faire son bonheur malgré lui.





(1)   Avec Anouk ARNAL, de l’Agence Paysages ;
(2)   L’expression est de Denis Lacaille, paysagiste
(3)   Projet réalisé avec Iris Sautel (Agence Paysages) et Frédéric Nicolas (architecte mandataire)
(4)   Avec Katia SIGG, paysagiste à l’Agence Paysages ;
(5)   Sur les quatre sites : Alpilles, Salève, Côtes de Meuse, vues sur la Cathédrale de Chartres ;
(6)   La réflexion théorique sur la question d’un  paysage «  patrimonialisé » est encore peu avancée chez nous.


Paysage et biodiversité : quels liens ?

PAYSAGES ET BIODIVERSITE : QUEL LIEN ?

« Portion de territoire perçu par un observateur » [1]
La définition du paysage telle qu’elle s’expose dans les dictionnaires, n’éclaire pas, à la première lecture, sur le lien, qui pourrait paraître implicite entre le paysage et la biodiversité.
S’il n’était que « portion de territoire », le lien serait consubstantiel et il s’agirait là de traiter de « l’écologie du paysage » (terme impropre pour certains tenants d’une définition stricte du paysage) c’est-à-dire, plus précisément, de l’écologie du territoire ou de l’écologie spatiale.
Mais la définition, en effet, ne dit pas que le paysage est une portion de territoire, elle dit, plus précisément, qu’il l’est, « tel que perçu par un observateur ».
Il s’agit donc plus d’affaire de sens (c’est principalement la perception visuelle qui implique le paysage) et de culture (l’observateur et ses référents) que de connaissance (la géographie, l’écologie).
C’est ici que ce lien paysage/biodiversité pose question et mérite qu’on s’y arrête pour en cerner l’éventuelle réalité ou les spécificités.
Chacun sait voir et reconnaître, dans une portion de territoire, des formes, motifs, structures qui caractérisent un paysage, en tant que différent d’un autre, parce qu’ici le système de haies de cyprès dense identifie la huerta provençale de la basse vallée du Rhône là, la ligne de saules caractéristique de par sa taille en têtard évoque le paysage des secteurs inondables de la vallée de la Loire ou là encore, le versant bâti de murettes permet la reconnaissance des reliefs méditerranéens.
Ces structures paysagères (*) caractérisent (participent à l’identité) de chaque paysage, dans leur diversité.
S’y condensent, histoire, géographie, économie, savoir-faire, transmission, identification ; nous reconnaissons là les fondements d’une culture.
Bien entendu, ces « structures »(*) et « éléments de paysage »(*) participent à la vie biologique des territoires, ici « habitats », là « corridors » pour une espèce, source pour une autre, puits, coupure ou matrice pour d’autres espèces encore.





Une économie différente, d’autres influences et savoir-faire, auraient produit d’autres structures et leur aurait donc conféré un autre rôle dans l’écologie des territoires.
Aborder un projet de territoire sous l’angle stricte de la biodiversité  pourrait amener à proposer de remplacer une structure paysagère identitaire mais « neutre » ou pénalisante pour une espèce prioritaire dans la lutte contre l’érosion et conduire ainsi, à une transformation formelle radicale du paysage, qui pour l’observateur, pourra être considérée comme une agression (une perte de repère et d’identité) aussi troublante que l’implantation d’un champ d’éoliennes ou d’un quartier nouveau mal conçu.
Les démarches mono-disciplinaires ici, (l’approche par la seule écologie spatiale) pourrait dans ce cas conduire à une banalisation  des paysages (ils se ressembleraient tous) comme le commerce hors sol des grands groupes banalise les entrées de villes.
Bien entendu, le trait est ici exagérément forcé puisque, une des réponses à l’érosion de la biodiversité est l’offre du maximum de diversités de milieux (et de paysages ?).
Pour autant, cette diversité de milieux ne doit pas, dans sa conception, ignorer la diversité culturelle des paysages, c’est-à-dire la manière dont une population se reconnaît dans des formes de référence héritées autant de la transmission culturelle que des approches rationnelles.

Concrètement, si l’écologie du paysage (du territoire en fait) est la discipline maîtresse en terme de connaissance et d’élaboration de propositions permettant aux outils d’aménagement du territoire de participer à la lutte contre l’érosion de la biodiversité, le paysage apporte quant à lui, une reconnaissance de la réalité sensible et de la diversité morphologique et formelle du territoire, héritée des savoir-faire et de cultures locales  qui font référence à ce que certains désignent par le terme de « biodiversité culturelle » (qu’il vaudrait mieux désigner par « cultures et biodiversités ».

Après que les confusions de termes (paysage et écologie du paysage) sont levées,  il devient plus aisé d’esquisser des approches méthodologiques conjointes entre le naturaliste et le paysagiste, dans la mise en œuvre des outils spécifiques du paysage, comme les Atlas, des Chartes ou plans de paysage :
­       en intégrant dans l’identification des « unités de paysage » (*) la désignation des espèces inféodées aux structures (*) et éléments de paysage (*) caractéristiques de telle ou telle unité ;
­       en accompagnant la description des enjeux d’évolution de chacune des unités paysagères, des conséquences en terme d’enjeux d’évolution de la biodiversité  ;
­       en établissant les liens possibles entre les continuités paysagères d’un territoire et les corridors écologiques qu’ils peuvent représenter dans la TVB.
Ces évolutions méthodologiques des démarches paysagères permettaient de vérifier la pertinence de recherche de lien entre deux champs disciplinaires (culturels et scientifiques) aussi distincts.








PAYSAGE, UN VOCABULAIRE COMMUN : LA CONVENTION EUROPÉENNE DU PAYSAGE

Paysage :
Partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interactions.

Unités paysagères :
Une unité paysagère correspond à un ensemble de composants spatiaux, de perceptions sociales et de dynamiques paysagères qui, par leurs caractères, procurent une singularité à la partie de territoire concernée. Elle se distingue des unités voisines par une différence de présence, d’organisation ou de formes de ces caractères.
Dans les Atlas de paysages, les unités paysagères sont identifiées à l’échelle de 1/100 000, et correspondent au terme « paysage donné » de la Convention européenne du paysage.
Il est possible de poser l’équivalence, une unité paysagère = un paysage.

Structures paysagères [2]
Les structures paysagères correspondent à des systèmes formés par des objets, éléments matériels du territoire considéré, et les interrelations, matérielles ou immatérielles, qui les lient et/ou à leur perception par les populations. Ces structures paysagères constituent les traits caractéristiques d’un paysage. Elles participent au premier chef à l’identification et la caractérisation d’un paysage. Un « paysage donné » est caractérisé par un ensemble de structures paysagères, formées pendant les siècles.
L’analyse du paysage nécessite un exercice de sélection des composants pour leurs relations, leur organisation particulière, leur capacité à structurer.
Les structures paysagères reflètent l’interaction entre les structures sociales, historiques et actuelles, et les structures biophysiques.
Les structures paysagères offrent l’armature des projets de protection, de gestion et/ou d’aménagement du paysage.
Les outils de représentation des structures paysagères doivent être mis en place de façon rigoureuse. Ils constituent une allégorie de la structure paysagère identifiée. Les « blocs paysagers » paraissent pertinents à cet égard.

Eléments de paysage [3]
Peuvent être considérés comme éléments de paysage, d’une part, les objets matériels composant les structures et, d’autre part, certains composants du paysage qui ne sont pas des systèmes (un arbre isolé par exemple) mais n’en possèdent pas moins des caractéristiques paysagères, c’est à dire qu’ils sont perçus non seulement à travers leur matérialité concrète, mais aussi à travers des filtres historiques, naturalistes, d’agrément…(arbre remarquable tel que arbre de la Liberté ou curiosité botanique).





[1] La définition de la Convention européenne (2000) – Partie de territoire telle que perçue par les populations dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations – introduit de nouvelles notions de « facteurs naturels et/ou humains » et « leur inter-relation » ! Ici, le lien avec l’écologie du paysage » est plus explicite. Influence anglo-saxonne sans doute.
(*) voir glossaire
[2] Articles L 333-1 et L 350-1 du Code de l’Environnement
[3] Article L 123-1 du Code de l’Urbanisme

Paysages de transition : vers des paysages de l'après pétrole

Paysages de transition: un projet de paysage d’après pétrole







Article publié dans la Revue " Passerelle" N°9, Mai 2013




« «Paysage» désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l'action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ; [1] ».

C’est ainsi que les travaux préparatoires des experts réunis à Florence en 2000 arrêtaient une définition du paysage qui, dans sa première partie, reprenait, avec les trois termes de « partie de  territoire », « perçue » et « par les populations », les trois dimensions qui construisent le concept : le fondement géographique et l’histoire de l’objet physique (partie de territoire), sa perception sensible (perçue), et ses représentations culturelles (par les populations).

C’est dans cette complexité conceptuelle que réside une bonne part du débat sur la construction des paysages contemporains et le conflit avec les démarches de «  protection » et certaines tendances actuelles à sa patrimonialisation.

De la transition énergétique à la transition paysagère


Ce débat, polarisé durant ces dernières décennies sur quelques grands projets d’infrastructures, sur l’urbanisation (à travers l’invention de la notion « d’entrée de ville », manière de ne pas accepter que ces nouveaux quartiers soient considérés comme des parties de ville) ou sur les paysages résultant de l’industrialisation de l’agriculture (la simplification paysagère des remembrements ou la généralisation de la monoculture), se polarise aujourd’hui sur les effets d’une mutation profonde de notre accès à l’énergie liée à la reconnaissance des origines humaines des bouleversements climatiques en cours, auquel s’ajoute l’imminence du pic pétrolier[2]. C’est de cette mutation dont il s’agit quand on évoque aujourd’hui la «  transition énergétique » qui sera le moteur actif de ce que l’on pourrait nommer la « transition paysagère ».

Il est utile ici de se remettre en tête que, comme nous le rappelait Carlo M., Cipolla[3], historien de l’énergie,  «  Tout ce que l’homme consomme est de l’énergie transformée » : les protéines, les hydrates de carbone et les matières grasses indispensables à sa vie physiologique, mais aussi la réponse à ses besoins premiers, le chauffage, l’éclairage, les déplacements, la fabrications des produits manufacturés, etc.
La transformation de l’énergie solaire en calories absorbables (un être humain absorbe, pour sa seule alimentation 2 000 à 3 900 cal/jour[4] selon son âge, son poids, sa profession[5]) ou utilisable  par le vivant  est un des attributs des territoires bien avant que nous n’abandonnions l’économie de cueillette au profit de leur transformation volontaire dans le projet d’une production agricole et bien avant encore que nous ne construisions une relation paysagère à ce territoire (au 14ème siècle en occident, selon les historiens du paysage)[6].
Si la quantité d’énergie dans l’univers est pratiquement infinie, la question pour l’humanité réside dans sa transformation dans des formes « utiles » (énergie chimique absorbable, chaleur, électricité, énergie mécanique) au moment nécessaire. C’est de cette conversion qu’il s’agit alors, qui prend, selon les besoins et/ou les époques, la forme d’un champ de blé[7], d’un troupeau de bovins, d’une machine à vapeur, d’un barrage hydro-électrique, d’une forêt de production, d’un carreau de mine ou d’une éolienne.
La «  partie de territoire » sur laquelle se construit notre relation paysagère au monde est donc cette combinaison de dispositifs de production d’énergie qui évolue à mesure de la transformation de nos «  besoins », aspirations et savoir-faire.


La lutte des paysages

La transformation des paysages qui en découle ne va plus de soit aujourd’hui dans des territoires où se confrontent les points de vue de populations aux histoires, aux références, aux modes de vie et aux intérêts différents quand ce n’est pas divergents.
Par exemple, dans les régions dans lesquelles domine une économie résidentielle fondée sur une présence importante de résidents secondaires (la France, avec 3 millions de RS , détient le record du monde) et de résidents retraités, peu intéressés par le développement économique de leur région d’accueil (Provence Alpes Cote d’Azur, régions littorales, montagne) les transformations des paysages apportées par les actifs (agriculteurs, entrepreneurs, résidents permanents, « aménageurs ») sont désignées souvent comme des dégradations qui portent atteinte à « l’identité » et au caractère du paysage, sans que l’on ne connaisse très bien le « seuil » de ces transformations à partir duquel le paysage est considéré comme dégradé.
L’argumentaire de « l’économie » touristique à laquelle il ne faudrait pas nuire est alors convoqué, au même titre que celui de la «  protection » des sites, des paysages et/ou de la nature,  pour appuyer les mobilisations contre toutes ces transformations.


Les rapports de force s’organisent sur des représentations stéréotypées et/ou caricaturales des positions de chacun : les agriculteurs, les entrepreneurs, parfois les collectivités sont mis en cause comme ayant pour seul projet de vouloir « s’enrichir »  à travers la dégradation des paysages, bien commun, quand il s’agit, les concernant,  de pouvoir développer localement un projet économique, créateur de richesses et d’emplois. Les opposants, désignés souvent péjorativement par le qualificatifs «  d’écolos » sont accusés de tentatives d’occultation, sous des arguments environnementaux,  du caractère « nimbyste »[8] de leur démarche qui ne serait guidée que par la protection de la valeur foncière de leur «  point de vue »[9] sur le paysage pittoresque qui justifia leur investissement.
Ces derniers, organisés en associations de protection des paysages et  des monuments se retrouvent très actifs dans les initiatives de création (par les collectivités et les services de l’État), de parcs naturels, de sites classés, de directives paysagères ou de candidatures au classement au patrimoine mondial de l’Humanité.


Une sorte de «  lutte des paysages » se met en place («  le pays devient un paysage parce qu’il répond aux attentes des riches[10] ») que les économistes tentent d’appréhender en ces termes
à travers les approches par les « consentements à payer » (CAP) sensées, dans le domaine des biens non marchands dans lequel est classé le paysage, informer sur l’équilibre entre l’offre et la demande, ou, du côté de la puissance publique, par la méthode de  l’analyse coûts-bénéfices (ACB) sensée, à son origine[11], mesurer le bénéfice net, pour la collectivité, de la mise en place d’une infrastructure, ici de production d’énergie. Ces approches économiques et sociales amènent à se poser d’autres types de questions que celle que l’on manipule habituellement sur les questions de paysages : celle de la relation entre les coûts du foncier (considéré comme le support « des points de vue » par les économistes) et la valeur des paysages perçus[12], couts qui tendraient à créer un effet ségrégatif dans l’accès aux paysages de qualité,
celle aussi de la domination sociale qui s’exprimerait en matière de hiérarchisation des goûts ( le goût considéré comme une dimension de l’habitus) en matière de paysage,
celle encore qui avance qu’il y aurait sous production de paysages de qualité parce que les individus ont intérêts à se comporter en « passagers clandestins » consommant le paysage sans participer à ses coûts de production.

Face à ce contexte de conflit entre des intérêts (économiques donc) et entre des représentations culturelles divergents, certains estiment qu’il appartient à  l’État (peut-il être affranchis de ces conflits d’intérêts culturels et économiques ?) d’imposer ses propres priorités esthétiques.
 Localement, ses services déconcentrés, sont ici confrontés à devoir répondre à une «  injonction paradoxale »[13] : d’un côté réduire la production d’émission de GES par la réduction des consommations des énergies fossiles (et en conséquence, le cout d’importation d’environ 61,4 milliards d’euros/an en 2011 soit l’équivalent approximativement 90% du déficit de la balance commerciale française[14]) et par le développement de la production d’énergies renouvelables – objectif de 23% en 2020 par tous les moyens disponibles, biomasse, géothermie, éolien, hydraulique, solaire thermique et photovoltaïque -  d’un autre côté, poursuivre ses missions de « protection » des milieux, des patrimoines et des sites.

Dans le cadre de la planification à travers les Schémas Régionaux du climat, de l’air et de l’Énergie (SRCAE) dont l’État a la charge conjointe avec les régions, ces protections ajoutées à d’autres, ( contrainte de raccordement, protection du potentiel agricole des terres, …. militaires, aviation civil, fonctionnement des radars, loi littoral, loi montagne, etc.) créent, suivant les dispositifs proposés,  une situation où les initiatives se retrouvent confrontées à une « planification par contraintes, encore appelée « carte à trous » par l’administrations elle même »[15] , contraire à la démarche de projet appelé par ailleurs pour la création de paysages contemporains de qualité répondant aux enjeux actuels.





De la règle au projet de paysage

Le projet de paysage de qualité s’appuie notamment sur la diversité qui est une des valeurs essentielles apportée par le concept de paysage. Elle est celle qui affirme que les réponses aux questions contemporaines sont propres à chaque territoire, à chaque culture, à chaque contexte
géographique, à chaque organisation sociale. La diversité des potentiels de production d’énergies renouvelables (méthanisation, production de biomasse forestière ou agricole, solaire thermique ou photovoltaïque, au sol ou sur toitures, micro hydraulique, géothermie, petit, moyen ou grand éolien, éolien offshore, production marémotrice, et bien d’autres encore, connus ou à venir) est un gisement magnifique pour cultiver cette diversité : à chaque territoire, à chaque type de paysage, ses gisements et ses projets de production d’énergies renouvelables.

La question est alors de passer d’une culture de la planification par contraintes à celle du projet
de territoire, considéré, en particulier, à travers sa dimension paysagère.
Cette dimension paysagère (territoires tels que perçus par les populations) exige que ce projet soit conçu dans le cadre d’un processus de co-construction réunissant les différentes parties prenantes d’un territoire dont, nous l’avons vu, les intérêts peuvent être contradictoires.
Dans ce processus, les compétences complémentaires des paysagistes, des urbanistes, des naturalistes, des historiens sont mobilisées auprès des populations et des différentes composantes d’acteurs (agriculteurs, entrepreneurs, professionnels du tourisme, associations, etc.) au même titre que celles des énergéticiens et des économistes.
C’est ainsi  à une nouvelle génération de « plans de paysage »[16] qu’il s’agit d’appeler, répondant alors par une approche culturelle (paysagère) aux enjeux croisés de l’économie, de la gestion de l’espace, du climat et de la biodiversité.

A l’exemple des démarches engagées dans différents pays d’Europe[17], à la culture moins centralisée que la nôtre, des territoires ruraux français, réunis au sein du réseau TEPOS[18] se sont engagés dans des processus de développement de politiques d’autonomie énergétique basée sur la production locale et décentralisée d’énergies renouvelables.
La communauté de communes du Menée en Bretagne est une des pionnières dans ce domaine, avec une couverture des besoins en énergie (hors transport) par les EnR atteignant 22% en 2012 et dont le projet vise 68% en 2020 et l’autonomie en 2030. Unité de méthanisation (produisant l’équivalent de consommation l’électricité –hors chauffage-de 4000 foyers), éoliennes (besoins domestiques pour 3200 foyers) dans le cadre du projet nommé «  Citéol Mené » (pour « citoyens éoliens », création de 8 « cigales », groupes d’investisseurs locaux qui maitrise un minimum de 30% du capital), installations de solaires thermiques et de solaire photovoltaïque, mise en place de réseaux de chaleur, accompagne la politique d’économie d’énergie et le développement des bâtiments à énergie positive à partir de la dynamique créée sur un parc d’activité dédié, la pépinière Ménerpole et une politique de formation volontariste des entrepreneurs et artisans du bâtiment.
Le pays Thouairsais (réunissant trois communautés de communes), à travers son CLIC (Contrat Local d’Initiative Climat) vise de son côté la neutralité énergétique au sein de son territoire avec l’objectif d’une divisions par 4 des émissions de GES à l’horizon 2050 à partir d’un diagnostic faisant ressortir une production de 6 tonnes de CO2 / an/habitant en 2005. Ici, le processus de co construction s’est appuyé sur des groupes de travail (bois, habitat, transport, maitrise de l’énergie, agriculture, etc.) et l’embauche d’une conseiller en «  énergie partagée  » qui ont abouti, d’ors et déjà à l’installation d’une production de 86 MW électrique par  de l’éolien, l’installation de 18 chaufferies bois, la construction de logements BBC, la construction d’unités de méthanisation et la mise en place d’un programme de familles à énergie positive. Déjà, les évaluations font apparaître une réduction de 14% de production de GES entre 2005 et 2011, chiffre qui  devrait atteindre 20% en 2014 au regard des actions en cours.
La bio-vallée dans la Drôme (réunissant quatre communautés de communes), après avoir appuyé son action sur le développement de l’agriculture biologique (20% des surfaces agricoles à ce jour, pour 3,5 en France) et la gestion durable de l’eau rejoint aujourd’hui le réseau TEPOS
avec l’objectif de couvrir l’ensemble de la consommation énergétique des ménages d’ici 2020. Son programme de rénovation énergétique de 15 000 maisons dans la vallée (après formation et soutien au regroupement d’artisans), son engagement pour le développement d’une filière locale du petit éolien (12 à 30 mètres) et le programme d’incitations financières à l’installation de chauffe eaux solaires individuels accompagnant la démarche de «  familles à énergie positive »
affiche une stratégie plus domestique du projet, lié peut-être au contexte  économique plus résidentiel dans cette partie sud du Vercors.

Dans ces trois exemples, si le paysage, très concerné par tous ces projets, n’est pas absent des préoccupations (il apparait parmi les critères d’évaluations et d’instruction de chaque projet), on ne peut pas dire qu’il ait été le support premier d’une conception territoriale du projet énergétique, aidant à situer, à dimensionner et à concevoir les installations. C’est ici que le « plan de paysage de transition » aurait toute sa place, comme support de la démarche de projet, permettant de concevoir de manière globale et sensible, le projet de territoire conjuguant toutes les dimensions, la production d’énergie en étant une au même titre que le projet agricole, le projet urbain et le projet écologique.



Trois images, pour trois dimensions de la relation entre la notion de paysage et les dispositifs de production d’énergie

La « partie de territoire » :
ici, la géométrie du parcellaire dans la commune de Rochegude en Vaucluse. La centrale photovoltaïque s’inscrit dans  le sens des lignes directrices qui ordonnent ce paysage, lignes orientées par la loi de la gravitation universelle qui conduit le sens des fossés qui drainent l’eau du terroir.
Le paysage, dans sa géométrie physique, a un sens et le projet, ici, s’y inscrit.






La perception sensible (« telles que perçue ») est la deuxième dimension de la notion de paysage. Voir ou ne pas voir quelque chose, suivant que l’on aime ou que l’on n’aime pas cette chose, rend heureux ou indispose. Percevoir depuis un même point de vue, deux objets envoyant deux messages contradictoires (une tour du moyen âge protégée en tant que patrimoine commun et une éolienne par exemple) peut nuire à la cohérence d’un panorama et du plaisir que l’on éprouve à l’embrasser. Être coupés visuellement, comme ici à …. , du clocher du village par le rideau opaque d’une production de biomasse par un végétal trop élancé fait «  perdre ses repères » et le paysage en perd son sens. 

La troisième dimension du paysage : «  telles que perçus par les populations ».
Cela concerne la représentation que l’on se fait des choses. Ici, à Fécamp, les éoliennes implantées sur le plateau sont visibles depuis le fond de la vallée où s’est implantée la ville et son port. Loin de témoigner d’une souffrance, les cartes postales de la ville affichent avec fierté ces icônes d’une modernité en marche 



La notion de projet :
poser des équipements au grès des opportunités, sans mise en relation avec la forme et les proportions du support, sans règle d’harmonie entre les différents objets et implantations créent de la confusion dans un paysage de toitures
ordonné par la matière, l’orientation et la pente(image 1).
Proposer une règle d’implantation commune qui conserve un dialogue formel entre toutes les toitures du village (image 2), redonne à percevoir l’unité d’ensemble que savent offrir les compositions involontaires des savoirs faires partagés de l’architecture vernaculaire .





Sébastien GIORGIS
Architecte DPLG Paysagiste et Urbaniste
Paysagiste Conseil de l’État
Membre du Conseil Scientifique International de l’ICOMOS - Paysages Culturels






















[1] Convention européenne du paysage : www.coe.int/t/dg4/cultureheritage/heritage/landsape/default_fr.asp
[2] Théorie conçue par le géologue M.K. Hubert dans les années 50. Voir l’excellente synthèse actualisée «  Global oil depletion »réalisée par l’UK Energy Research Center en 2008
[3] Carlo M. Cipolla, Sources d’énergie et histoire de l’humanité, In : Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 16e année, N. 3, 1961. Pp. 521-534.
[4] Équivalences utilisées : 860 cal = 1 Kilowatt/heure (KWh)
[5] La consommation énergétique globale d’un individu dans une société préindustrielle est de 10 000 cal/jour. Elle était multipliée par 10 dans une société industrielle développée dans les années 60, soit sur environ un siècle.
[6] xxxxxx
[7] La plante est convertisseur naturel qui, par le processus de photosynthèse, transforme l’énergie solaire en énergie chimique.
[8] Nimby est l’acronyme de l’expression «  Not in My Back Yard » (pas dans mon arrière-cour), utilisé pour décrire l’opposition par des résidents à un projet local d’intérêt général.
[9] OUESLATI, Walid, Vers une économie du paysage, In. Analyses économiques du paysage (2011), Ed. Quae, Versailles.
[10] FACCHINI, François, Paysages et théorie du marché, In. Ibid.
[11] DUPUIT, J. , De la mesure de l’utilité des travaux publics (1884). Annales de Ponts et Chaussées, Paris.
[12] « Le Mont-Saint-Michel est un spectacle, le point de vue (sol acheté) est le siège qui permet de le voir. La transformation du pays en paysage conduit ainsi à une double dynamique, l’achat et la vente de points de vue d’une part et la qualité du spectacle et son évolution d’autre part. » F. Facchini, Paysages et théorie du marché, In Analyse économique du paysage, ibid.
[13] propos d’un chef de service de la DDT 84 cité dans : DUBOIS, Jérôme, THOMANN, Sandra, Tensions sur les champs et les bois : L’essor des énergies vertes en Provence-Alpes-Côte d’Azur (2012), L’Aube, La Tour d’Aigues.
[14] In : www.connaissancedesenergies.org
[15] Alain Nadaï, Politique de l’énergie et paysages éoliens, In Analyses économiques du paysage, sous la direction de Walid Oueslati, éd. Quae, 2011
[16] Les plans de paysage, promus par le MEDDE, sont des outils de projet de territoire conçus à partir d’une approche partagée du paysage. Dans le cadre de son plan de relance du paysage, le MEDDE vient de lancer un appel à projet sur les plans de paysages. Contact : MEDDE, DGALN/DHUP/QV2
[17] voir les exemples précurseurs de la CC de Werlerbach en Allemagne ou de Mureck en Autriche.
[18] Territoires à Énergie Positive. Voir sur le site: www.clerc.org/