LES TROIS MONTAGNES
Première version d'un projet d'article pour la Revue " Les Carnets du paysage" Actes Sud/ENSP, N° 22 , Avril 2012
Un chasseur alpin, fils et
petit-fils de chasseur alpin, fut-il paysagiste, a un rapport particulier à la
montagne.
D’abord, comment ne pas venir
habiter au pied du mont Ventoux, montagne silhouette qui plante ses 1912 mètres
d’altitude au cœur de la plaine comtadine, et au sommet de laquelle nous
raconte les historiens du paysage, Pétrarque, en 1335, « inventa » ou
exprima pour la première fois dans l’histoire occidentale moderne, une émotion
paysagère.
C’est sur cette fondation que
notre travail(1) préalable à la création du Parc Naturel Régional du
mont Ventoux s’est appuyé pour mettre en
exergue, par un projet culturel de territoire,
ce rapport original entre cette
montagne, le paysage et les différentes représentations scientifiques,
culturelles et sociales qui s’y sont développées depuis le XIVe siècle. C’est
le naturaliste suisse, Thomas Platter qui, en relatant son ascension de 1598, y
inventa cette forme de « tourisme scientifique » qui se développera
au siècle des lumières avec les inventaires de Jean de Laval ou d’Antoine de
Jussieu (1711). C’est aussi Jean-Henri Fabre qui y développe, dans la
description de son ascension de 1865, ses observations du rapport entre les
êtres vivants, dans une démarche qu’Ernst Haeckel n’avait pas encore nommée
« écologie ».
Notre approche (paysagère ?)
historique de cette « montagne inspirée »(2) nous amena à proposer un
projet de Parc Naturel Régional dont la particularité serait ce lien, ici
puissant et très ancré, entre une nature et ses différentes représentations
culturelles.
Nous avons conçu l’esquisse de la charte dans ce sens : un parc régional
dédié à la culture de la nature, en redonnant par exemple toute sa place au
centre d’art du Crestet (l’ex fondation du sculteur François Stalhy, désormais
fermée), qui accueillit Roberto Burle
Marx lors de l’un de ses séjours en France et
dont le parc forestier reçoit les
œuvres de Land Art de Paul Armand Gette
( Étiquetage, 1994 ), de
Dominique Bailly ( Cinq sphère de
calcaire et de chène, 1991 ) ou de Nils Udo ( Le nid ) , en liant la riche collection des peintres paysagistes
du musée Comtadin-Duplessis de Carpentras avec les paysages qui furent leurs
modèles ou encore, en recréant les liens si forts entre Pétrarque ou Jean-Henri
Fabre et le Ventoux, en reliant le musée de Fontaine-de-Vaucluse pour l’un et l’ Harmas de Sérignan pour
l’autre ( et sa superbe extension du Naturoptère) au projet de PNR .
Un tout autre métier du paysagiste
montagnard à Montgenèvre(3),
, ou il s’agit de concevoir et de réaliser la recomposition des espaces
publics entre le bourg et la montagne. Ici, nous sommes sans équivoque (le
Ventoux n’étant pas encore une montagne pour certains…) dans une montagne
« montagnarde ». La Rome Antique y avait déjà installé (à 1850m d’altitude) une ville de garnison
pour contrôler ce passage, le plus aisé entre les deux Gaules, la cisalpine (le
piémont d’aujourd’hui) et la transalpine (la nôtre).
Aujourd’hui, ce qui est devenu un
village, (une « station ») bien exposé sur l’adret du col, se voyait
coupé de son champ de neige par la route nationale et son important trafic, de
poids lourds reliant les deux régions.
L’État a généreusement offert la mise en tranchée couverte de cette coupure.
C’est ici que le concepteur
paysagiste alpiniste se confronte à des questions qu’il ne rencontre pas plus
bas : l’illisibilité des tracés de l’espace quand la neige recouvre
indifféremment routes et trottoirs, minéral et végétal et que plus rien ne
distingue la bonne direction de la mauvaise.
Les cantonniers d’ici, en rase
campagne, plantent des cannes de plus de deux mètres pour baliser le chemin des
engins de déneigement. En ville , que deviennent alors nos pauvres et
dérisoires « aménagements de l’espace public »? Nous comprenons rapidement les limites du
mobilier urbain et autres subterfuges de projets pour arracher quelques espaces
à l’envahissement sans borne de la voiture.
Car les engins à lame travaillent
vite : la bordure de trottoir en granite, le « plateau traversant »,
le « caniveau central », le dallage, ne font pas long feu, soumis au
raclage violent qui ne pardonne aucun arasement défectueux ni aucun joint
défaillant. Alors, ici pas plus qu’ailleurs, il ne convient d’étaler de
l’argent par terre dans des sophistications qui ne dureraient pas longtemps.
Quand une bordure ou une borne s’imposent, la robustesse et une géométrie en plan compréhensible par un
engin sont les conditions pour que le projet ait une chance de revoir le
printemps.
La montagne appelle à la
simplicité et à la rusticité du projet d’espace public. Mais devrait-il en être
autrement ailleurs ?
Le troisième exercice de
paysagiste de montagne, je l’ai pratiqué (4) sur le mont Salève,
pour y expérimenter l’application des « directives paysagères » que
l’État inventa par la loi dite « paysages » de 1993. D’une manière
générale, pour répondre par le projet à une demande sociale, il convient de se
demander ce qui conduit la collectivité à opter pour un site plutôt que pour un
autre pour conduire une politique. Pourquoi donc, parmi les quatre ou cinq
directives (5) expérimentales engagées par l’État, le mont Salève
fut-il choisi ?
Si le Ventoux a son Pétrarque et
son invention du paysage, le mont Salève est connu pour être l’objet d’une des
premières (la première selon Carli ) représentations picturales fidèle d’un
paysage réel ; la « pêche miraculeuse » de Konrad Witz
(1443) prend prétexte de la scène
évangélique imaginée sur le lac Léman pour donner à voir la géométrie de la
campagne genevoise, les silhouettes du
Salève et du Môle et, dans le lointain, la chaîne du Mont-Blanc.
Mais peut-être est-ce plutôt par
la toponymie que les sites du Salève acquièrent une renommée qui fait vibrer
tout montagnard montagnant : c’est en effet ici, sous les falaises abruptes
d’Archamp que se situe le lieu-dit « la Varappe », toponymie qui
deviendra (en 1875) le nom commun d’un sport et de ceux (les varappeurs) qui
les premiers réaliseront l’exploit d’accéder au sommet de ces à-pic.
Il est peu probable pourtant que les
agents de l’Etat, devisant du choix de ces cinq sites d’application des
directives, aient recours à la mythologie alpine pour arrêter leur décision.
Reste pour comprendre ce choix, la
proximité de Genève et la place qu’occupe le mont Salève dans l’imaginaire
genevois et dans les pratiques sociales de ses habitants. Car, pour la
population de l’agglomération, le Salève est non seulement un horizon, mais
aussi un alpage de proximité, immense plateau prairial, belvédère sur la ville
et sur toute la chaine alpine. La montée au Salève est une fête. Très tôt, les
équipements y permettront un accès facile. Il sera le lieu de l’implantation du
premier chemin de fer de montagne électrique (1892).
Ce lien étroit avec cette capitale
culturelle européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, fera du Salève un
laboratoire scientifique de première importance en terme de botanique et de
milieu naturel . L’anglais John Ray dès 1673 y réalisera un premier inventaire
de toute la flore du massif, Thomas Blaikie, le célèbre jardinier et botaniste
écossais qui participera à la conception de parcs et de jardins illustres tels
Bagatelle, Monceau ou le Raincy , herborise dans le Salève quand la botanique
n’en est qu’à ses débuts.
Rousseau y passera deux belles
années ( 1722 à 1724 ) d’une immersion jouissive dans une nature qui
l’inspirera pour tout le reste de sa vie . Le savant genevois Horace-Bénédicte
de Saussure, le « vainqueur » du mont Blanc s’y aguerrira à
l’alpinisme tout en y réalisant des travaux d’inventaire botanique qui permettront
à J.Briquet (le Salève, 1899) d’affirmer que «l’on trouverait difficilement
dans le monde entier une montagne quelconque que les botanistes aient plus
étudiée et sur laquelle ils aient plus écrit que sur le Salève ».
C’est un peu de tout cela à la fois,
conjugué à l’inquiétude des Genevois contemporains et de quelques collectivités
de voir le plateau accueillir d’ambitieux programmes immobiliers qui sont
peut-être à l’origine de ce choix qui reste obscur ( une protection au titre de la loi de 1930 ne
suffisait elle pas ?).
L’article
particulier de la loi paysage qui
institue ces directives est lui même étrange
car pendant que la loi donnait (enfin !) à chaque centimètre carré
du territoire français, le statut de paysage, méritant à ce titre une attention particulière dans tous les
actes d’aménagement , cette même loi
générait un outil de protection « à l’ancienne » ( c’est
à dire instituant par la voie réglementaire, une hiérarchie des paysages )
s’imposant par le haut aux territoires et à ses acteurs. Cette protection
s’appuie un dire « d’expert » (le paysagiste en l’occurrence)
qui statue sur ce qu’est une « structure paysagère » (terme inventé
par la loi) qu’il faut identifier pour la « protéger » ! (6)
D’un point de vue des dynamiques
de territoires qui permettent l’élaboration de projets de paysages multi
partenariaux avec ceux qui les habitent, les vivent, les gèrent et les
transforment (c’est l’objet des plans et des chartes de paysages), cette mesure
fut contre-productive, renvoyant la question du paysage non plus à une exigence
de projet mais à une notion de « contrainte imposée ». L’échec est
cuisant : deux directives abouties (Alpilles et Salève) après 20 ans
d’application de la loi.
En revanche, et pour le
paysagiste, d’un point de vue théorique et méthodologique, l’exercice se révèle
passionnant .
En premier lieu , il nous met face à la
question : mais qu’est-ce donc qu’une structure paysagère ?
Il faut la circulaire du 21
novembre 1994 pour préciser que « les
structures paysagères se définissent comme l’agencement et la combinaison
d’éléments végétaux, minéraux, hydrauliques, agricoles, urbains, qui forment
des ensembles ou des systèmes cohérents .(…). Peuvent être également concernés,
des éléments isolés qui ont un rôle structurants dans le paysage ». A
titre d’exemples sont cités le bocage ou
les terrasses de culture .
Munis de cet éclairage
réglementaire, nous sommes partis à l’assaut de la montagne à la recherche de
ces structures .Nous engagions alors le travail classique de reconnaissance des
différents paysages du Salève, des motifs et éléments caractéristiques qui les
composent , des différentes perceptions qui en hiérarchisent l’importance afin
de faire émerger ces structures telles que définies par la circulaire.
Cinq structures émergeaient de cette reconnaissance :
Le plateau de
sommital, immense alpage suspendu qui offre des panoramas vertigineux sur
le massif des Alpes, le mont Blanc et l’agglomération genevoise.
Cette structure
combine les prairies d’alpages, les belvédères en bordure de plateau, les
bosquets de hêtres, abris pour le chômage des troupeaux, les étables abritées
dans les dépressions du plateau et les routes sinueuses au profil champêtre qui
le maillent à partir de plusieurs points d’accès.
Les versants formant
silhouette ; La plateau sommital soutenu par les versants abruptes sur
toutes ses faces forme un horizon boisé pour toute l’agglomération. Entre les
deux lignes de rupture de pentes, à l’aval, en lisière des secteurs habités et
à l’amont, au basculement sur le
plateau, se succèdent champs ouverts, forêts denses et parois rocheuses, qui,
depuis le tableau de Konrad Witz jusqu’à
l’invention de la varappe, ont
toujours fasciné les habitants de la vallée.
Le piémont ; La
silhouette de la montagne tient sa valeur de la qualité des paysages vécus du
piémont depuis lesquels on la perçoit . La combinaison des fermes et villages, prairies et cultures qui
ouvrent des fenêtres visuelles, les
bandes boisées et ripisylves qui structurent la mosaïque parcellaire et
donnent à lire la logique du socle naturel, les voies rurales bordées de lignes
de fruitiers, composent la base du massif considéré ici comme une structure à
prendre en compte dans les orientations de la directive paysagère.
Les itinéraires
d’accès au plateau sommital ; monter au Salève est une fête,
un rite dédié au plaisir des sens. Au
pied de chaque itinéraire s’implante un relais touristique et gastronomique.
Puis, la route au profil étroit et champêtre traverse le couvert boisé et
offre, grâce a quelques prairies heureusement situées, des échappées visuelles
sur la vallée. Arrivé sur le plateau, la
fraîcheur de l’air tant convoitée l’été
saisit enfin le promeneur. C’est cet enchaînement cinétique du plaisir
des sens que nous avons ici considéré comme une structure paysagère.
Les curiosités
géologiques ; blocs erratiques déposés sur le platea par les glaciers,
karsts , lapiaz, dolines , grottes, voûtes et falaises se concentrent sur
le Salève .
L’appel de ces curiosités combiné avec la frénésie des
découvertes de la flore alpine ont rendu la montagne précieuse et désirable ,
contribuant au changement du regard qu’on lui portait jusqu’alors dans le monde
cultivé européen.
Ces cinq structures identifiées ainsi que les éléments de paysages qu’elles combinent
sont le fondement des « orientations et principes fondamentaux de
protection et de mise en valeur » qui s’organisent en trois axes
fondamentaux .
. Conserver au Salève sa
qualité d’observatoire des paysages savoyards et genevois en soutenant l’activité
pastorale , en assurant la gestion des belvédères par la maîtrise des
boisements en bordure du plateau , en privilégiant une accessibilité à la
montagne ne sacrifiant pas l’espace à l’usage de stationnement ;
. Maintenir les perceptions sur la silhouette emblématique du mont Salève depuis
les points de vue majeurs sur la montagne. Ces points de vue identifiés et
repérés sur la carte de reconnaissance, obligent les SCOT et les PLU des
collectivités du pied de massif ;
. Affirmer l’identité du pays de Salève en inscrivant dans
les projets de territoire, les motifs constitutifs des structures paysagères
comme « éléments de paysage « introduits par la même loi.
Qu’en est-il aujourd’hui de la mise en œuvre de ce
projet ? Les paysagistes sont connus pour être , par nature, en phase avec
la question du temps. Celui qu’il faut pour qu’un arbre s’installe et en vienne
à faire de l’ombre ou le temps nécessaire au développement d’une forêt ou d’un
parc. Il sait les saisons et les cycles de la vie.
Avec les montagnards, nous découvrons un autre rapport au
temps, tout aussi concret et certainement plus subtile encore; quand il
s’agit de se remonter les manches très concrètement pour améliorer une
situation, cela va très vite. À Montgenèvre, trois années ont suffi pour la
conception et la réalisation d’un projet de plusieurs millions d’euros.
Au Salève, après des centaines de réunions nocturnes avec
les éleveurs, les agriculteurs, les forestiers, les élus ou les maçons, il aura
fallu 12 années entre l’étude (1996) et la prescription de la directive (2008).
Le temps nécessaire à chacun pour se
convaincre que cet outil réglementaire pouvait améliorer une situation.
Au mont Ventoux, près de dix années après la restitution du
travail, le PNR n’existe toujours pas.
Le montagnard est
ainsi fait, il est méfiant quand on veut faire son bonheur malgré lui.
(1)
Avec Anouk ARNAL, de l’Agence Paysages ;
(2)
L’expression est de Denis Lacaille, paysagiste
(3)
Projet réalisé avec Iris Sautel (Agence
Paysages) et Frédéric Nicolas (architecte mandataire)
(4)
Avec Katia SIGG, paysagiste à l’Agence
Paysages ;
(5)
Sur les quatre sites : Alpilles, Salève,
Côtes de Meuse, vues sur la Cathédrale de Chartres ;
(6)
La réflexion théorique sur la question d’un
paysage « patrimonialisé » est encore peu avancée chez nous.