Texte d'introduction au séminaire de l'Association des Paysagistes Conseils de l'État
à Rome, Juin 2014
Le choix d’organiser le séminaire de
l’Association des Paysagistes-Conseils de l’Etat en Italie n’est pas, vous
l’imaginez, tout à fait fortuit…
Au delà (peut-être) d’une forme d’atavisme
« génétique » pour Giovanna comme pour moi, atavisme qui, comme vous
le savez, imprime ses traces dans l’imaginaire de chacun d’entre nous et y oriente
certaines de nos aspirations et tendances culturelles, il y avait, pour nous
deux, après presque deux décennies de très belles rencontres et de fortes
émotions vécues dans nos séminaires plus septentrionaux , une sorte de
« manque », ou, en tout cas, une interrogation : l’Europe de culture
latine et méditerranéenne n’aurait-elle pas un autre message à transmettre, ou
d’autres manières de considérer les choses relativement à la question éminemment
culturelle ( et donc située) du paysage ?
Il nous a suffi de parcourir en arrivant ici,
les places et les rues de Rome pour nous
rendre compte à quel point nous n’étions pas à Copenhague, ni à Berlin ni à Rotterdam,
non plus qu’à Paris à Genève ou à Nantes.
Ainsi, une des deux questions centrales sur laquelle
nous avons fondé ce projet de séminaire est celle-ci : parle-t-on du même
« paysage » ici et là-bas ? Ici et chez nous ? Prenons un
exemple : Giovanna nous le disait à l’instant, ici la politique du paysage
est de la compétence du Ministère de la Culture (i Beni Culturali), chez nous,
elle est de celle du Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable et de
l’Énergie.
Au delà du caractère quelque peu schématique
de ce constat (qui mériterait un approfondissement, ne serait-ce qu’historique,
de ces positionnements institutionnels), n’y aurait-il pas là, une
« nuance » fondamentale dans la conception même du terme de
« paysage » et dans la manière d’en concevoir les déclinaisons, en
terme de politique comme en terme de projet ?
Je vais essayer d’esquisser une première
réponse à ce questionnement afin peut-être de nous aider à mieux comprendre les
positionnements des uns et des autres et à décrypter les échanges qui vont animer
nos débats durant ces deux journées :
Nous devons beaucoup à l’Italie concernant la
conception culturelle et sensible du
paysage dans le monde occidental contemporain. Hier soir encore, j’étais dans
l’ « Altera Roma »[1]
(Avignon) où Pétrarque, né pas très loin d’ici[2], aurait,
selon les théoriciens et historiens du paysage[3], inventé
ce concept que nous ne savions pas encore nommer[4] .
Le moment fondateur est reconnu dans sa
lettre au père Dionigi Roberti écrite le
IV des calendes de Mai (le 26 avril 1336) depuis Malaucène [5]:
L’ascension du Mont Ventoux. Ici, dans ce contexte de la fin du moyen âge, où
l’homme, simple créature parmi toutes les créatures, qui jamais ne se serait
permis de « porter un regard » sur la création divine, Pétrarque,
arrivant au sommet du géant de Provence après une éprouvante ascension
initiatique (physique et spirituelle), est saisi par la beauté du spectacle qui
s’offre à lui : « Tout d’abord
frappé du souffle inaccoutumé de l’air et de la vaste étendue du spectacle, je
restais immobile de stupeur. (…). Pendant que j’admirais, tantôt ayant des
gouts terrestres, tantôt élevant mon âme à l’exemple de mon corps, je voulu
regarder le livre des Confessions de Saint-Augustin.(…). Je tombais par hasard
sur le dixième livre de cet ouvrage. (…), j’y lus : « « les
hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le
vaste cours des fleuves, les circuits de l’Océan ( …) et ils se délaissent
eux-mêmes. » » . Je fus frappé d’étonnement, je l’avoue, (…). J’étais
irrité contre moi-même d’admirer maintenant encore les choses de la
terre. »
Irrité contre lui-même, certes, mais
l’événement avait eut lieu. Il avait osé relater l’émotion paysagère de l’homme
portant un regard (fusse une émotion d’émerveillement), qui plus est d’un point
de vue « supérieur », sur la création.
Pétrarque fondait ainsi la
« modernité » qui guide encore notre culture occidentale et dont le
paysage est l’une des expressions.
Cette origine latine de la conception
occidentale du paysage n’est peut être partagée pas de la même manière par
toutes régions d’Europe.
Je me souviens, lors des séances de travail
préparatoires qui ont précédé la rédaction finale de la Convention Européenne
du Paysage qui se tenaient au Conseil de l’Europe à Strasbourg[6], les
difficultés que nous avions à nous comprendre sur le sujet et l’objectif même de
notre travail, entre les représentants des régions anglo-saxonnes et du nord-est
européen, et ceux d’une culture plus méditerranéenne. La définition finale
retenue dans la C.E.P après des années d’âpres discussions, traduit bien ce
« débat », avec deux parties distinctes :
La première partie de la définition
« coule de source » pour les latins que nous sommes, en énonçant que « Le paysage est une partie de territoire telle que perçue par les
populations ».
Comme la formule le dit bien, le paysage
n’est pas une « partie de territoire » (une « partie de
territoire » est une partie de territoire… nous y reviendrons), mais
une partie de territoire « telle que perçue » (mobilisation
des sens ) par les
populations » (notons l’importance du pluriel, qui introduit la
diversité dans ces perceptions).
C’est donc dans cette relation[7] entre
« l’objet » physique (le territoire, produit par la géographie, la
biologie et l’histoire des communautés humaines), et « sa perception par
les populations » que se situe le concept de « paysage » (nos
dictionnaires sont sur des lignes proches).
En Italie, la définition précise que le
paysage est « l’aspetto di un luogo
che si abbraccia con lo sguardo »[8] , le
situant également clairement dans ce champs de la perception (notez que c’est
le mot « lieu » qui est utilisé, « logos », à connotation culturelle et spirituelle,
plutôt que « topos » - territoire-, à connotation plus géométrique ou
topographique). Ici, la « perception visuelle » (sensible) est
explicitement désignée (« lo sgardo »
= « le regard ») et le
paysage est «l’aspect » de ce
lieu tel que l’embrasse le regard (et non pas le lieu lui même).
Cette partie de définition, sensible et
culturelle, était inacceptable pour nos collègues anglo-saxons et
nord-européens (comme elle l’est souvent chez nous pour beaucoup d’acteurs),
mal à l’aise avec ces dimensions, perçues comme « irrationnelles ».
La discussion a donc conduit à ajouter une
deuxième partie à la définition, utile pour certains, au caractère tautologique
pour d’autres (puisque le sens est déjà contenu
dans « partie de territoire ») : « dont le caractère résulte de l’action de
facteurs naturels et humains et de leurs interactions ».
Comme dans tout processus diplomatique, cette
définition est le fruit d’un compromis qui a permis que chacun puisse signer la
convention. En permettant une sortie par le haut d’un débat engagé sur
l’incompréhension, cette définition
offrait , pour les uns comme pour les autres, un enrichissement du concept avec
une définition plurielle, plus complexe. Elle conduit aujourd’hui à se poser de
nouvelles questions et à ouvrir de nouveaux champs d’application.
Nous vivons ce même « débat » en
France, quand les paysagistes que nous sommes se trouvent mal à l’aise, sinon
agacés, par la dénomination d’une nouvelle discipline scientifique dite de
« L’écologie du paysage »[9] .
Nous comprenons mieux maintenant, à la lumière de ce débat sur la définition de
la CEP, qu’il s’agit la encore d’une illustration de nos différents
positionnements culturels. Le terme de
« landscape ecology » des pays anglophones, aurait mieux été
traduit, au regard de notre conception du paysage, par « écologie du
territoire ». Nous éviterions bien des débats stériles fondés sur une
confusion.
La seconde des grandes questions à laquelle nous
sommes venus nous confronter en venant en Italie, c’est celle qui fait le titre
de notre séminaire : « CO-HABITER ».
Je voudrais insister ici sur ce qui apparaît
comme une des différences fondamentales entre l’Italie et la France dans la
manière que nous avons d’appréhender, d’imaginer ou de concevoir les questions
de territoire, de la ville ou de l’espace public.
Chez nous, nous avons eu tendance à aborder
les choses d’une manière que nous affichons comme plus «
rationnelle » où fonctionnelle. Nos projets sont (étaient, les choses
changent depuis quelque temps) le résultat de démarches sectorielles - un
aménagement à fonction hydraulique ici, une infrastructure de déplacement là,
un aménagement dit « paysager » encore ailleurs - qui
fractionnent l’espaces et génèrent des « délaissés », terme curieux inventé
pour désigner ces sortes d’entre deux auxquels nous n’arrivons plus à attribuer
une fonction. Ici, chaque objet est sensé répondre à une fonction et à
une seule.
Nous avons élevé au plus haut point cette manière de penser dans notre façon de concevoir la ville « moderne » en poussant à l’extrême (avions nous bien compris la Charte d’Athènes ?) le zonage fonctionnel : habiter ici, travailler là, se détendre encore ailleurs, etc.
Nous avons élevé au plus haut point cette manière de penser dans notre façon de concevoir la ville « moderne » en poussant à l’extrême (avions nous bien compris la Charte d’Athènes ?) le zonage fonctionnel : habiter ici, travailler là, se détendre encore ailleurs, etc.
Nos espaces publics, où les fonctions
découpent des bandent parallèles distinguant les différents usagers et où les
« îlot directionnels » affichant le design du rayon de courbure des véhicules
à moteur, affirment ainsi le fonctionnalisme qui nous guide.
Rien de cela à Rome. L’espace public, comme
la ville, comme la vie, répond à la complexité des usages en les permettant
tous. Cette attitude produit des espaces neutres du point de vue fonctionnel,
dans des quartiers où la « mixité
fonctionnelle » est intrinsèque et où la ville à la campagne et
l’agriculture urbaine ont toujours été la manière naturelle de vivre le
territoire.
Nous le comprenons bien en parcourant la
ville et la campagne italiennes : le pays de Pétrarque n’est pas tout à fait
le même que le pays de Descartes (dont je ne voudrais pourtant pas schématiser
la pensée).
Ainsi, ce séminaire italien vient nourrir,
principalement sur ces deux aspects, l’un des attendus essentiels de notre tour
d’Europe des séminaires de l’APCE, qui est de nous confronter aux différences
culturelles de conception et d’approche du paysage.
[2] Pétrarque est né à Arezzo, pour mémoire à une
soixantaine de kilomètre de Sienne ou un autre grand événement concernant la
notion de paysage est la création par Ambroggio Lorenzetti de la fresque de
l’Allegoria del Buon Governo sur les mur
de la salle du conseil des édiles du Palazzo Municipale entre 1337 et 1340,
[3] Joaquim Ritter, Paysage :
fonction de l’esthétique dans la société moderne, Ed. de l’Imprimeur, 1997
[4] Le mot (Landschap)n’apparaitra qu’au 16ème siècle pour
désigner un genre pictural par les peintres hollandais (Ernst Gombrich
l’attribue lui à un vénitien, Marc Antonio Michiel dès 1521)
[5] En réalité, le texte a été rédigé quelques années plus
tard,
[6] Certaines de ces séances ont donné lieu à des
publications telle celle produite par votre serviteur : Les Paysages ruraux d’Europe, principes de
création et de gestion, S. Giorgis, Editions du Conseil de l’Europe,
Strasbourg,1995.
[7] Augustin Berque parle ici de « médiance »,
in Médiance, de milieux en paysages,
Paris, Belin/Reclus, 2000
[9] Le terme de landscape ecology aurait été inventé par
le botaniste et géographe allemand Carl Troll en 1939, pour désigner une
discipline scientifique qui s’intéresse aux aspects fonctionnels de la
structure du paysage (nous devrions dire « territoire » comme nous
l’avons vu)
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