mardi 31 mars 2015

Les trois montagnes



LES TROIS MONTAGNES

Première version d'un projet d'article pour la Revue " Les Carnets du paysage" Actes Sud/ENSP, N° 22 , Avril 2012



Un chasseur alpin, fils et petit-fils de chasseur alpin, fut-il paysagiste, a un rapport particulier à la montagne.
D’abord, comment ne pas venir habiter au pied du mont Ventoux, montagne silhouette qui plante ses 1912 mètres d’altitude au cœur de la plaine comtadine, et au sommet de laquelle nous raconte les historiens du paysage, Pétrarque, en 1335, « inventa » ou exprima pour la première fois dans l’histoire occidentale moderne, une émotion paysagère.
C’est sur cette fondation que notre travail(1) préalable à la création du Parc Naturel Régional du mont Ventoux s’est appuyé pour mettre  en exergue, par un projet culturel de territoire,  ce rapport  original entre cette montagne, le paysage et les différentes représentations scientifiques, culturelles et sociales qui s’y sont développées depuis le XIVe siècle. C’est le naturaliste suisse, Thomas Platter qui, en relatant son ascension de 1598, y inventa cette forme de « tourisme scientifique » qui se développera au siècle des lumières avec les inventaires de Jean de Laval ou d’Antoine de Jussieu (1711). C’est aussi Jean-Henri Fabre qui y développe, dans la description de son ascension de 1865, ses observations du rapport entre les êtres vivants, dans une démarche qu’Ernst Haeckel n’avait pas encore nommée « écologie ».
Notre approche (paysagère ?) historique de cette « montagne inspirée »(2) nous amena à proposer un projet de Parc Naturel Régional dont la particularité serait ce lien, ici puissant et très ancré, entre une nature et ses différentes représentations culturelles.
Nous avons conçu l’esquisse de la charte dans ce sens : un parc régional dédié à la culture de la nature, en redonnant par exemple toute sa place au centre d’art du Crestet (l’ex fondation du sculteur François Stalhy, désormais fermée), qui accueillit Roberto  Burle Marx lors de l’un de ses séjours en France et  dont le parc forestier reçoit  les œuvres de Land Art  de Paul Armand Gette ( Étiquetage, 1994 ), de Dominique Bailly ( Cinq sphère de calcaire et de chène, 1991 ) ou de Nils Udo ( Le nid ) , en liant la riche collection des peintres paysagistes du musée Comtadin-Duplessis de Carpentras avec les paysages qui furent leurs modèles ou encore, en recréant les liens si forts entre Pétrarque ou Jean-Henri Fabre et le Ventoux, en reliant le musée de Fontaine-de-Vaucluse  pour l’un et l’ Harmas de Sérignan pour l’autre ( et sa superbe extension du Naturoptère) au projet de PNR .

Un tout autre métier du paysagiste montagnard à Montgenèvre(3),  , ou il s’agit de concevoir et de réaliser la recomposition des espaces publics entre le bourg et la montagne. Ici, nous sommes sans équivoque (le Ventoux n’étant pas encore une montagne pour certains…) dans une montagne « montagnarde ». La Rome Antique y avait déjà installé  (à 1850m d’altitude) une ville de garnison pour contrôler ce passage, le plus aisé entre les deux Gaules, la cisalpine (le piémont d’aujourd’hui) et la transalpine (la nôtre).
Aujourd’hui, ce qui est devenu un village, (une « station ») bien exposé sur l’adret du col, se voyait coupé de son champ de neige par la route nationale et son important trafic, de poids lourds reliant les deux régions.
L’État a généreusement offert la mise en tranchée couverte de cette coupure.
C’est ici que le concepteur paysagiste alpiniste se confronte à des questions qu’il ne rencontre pas plus bas : l’illisibilité des tracés de l’espace quand la neige recouvre indifféremment routes et trottoirs, minéral et végétal et que plus rien ne distingue la bonne direction de la mauvaise.
Les cantonniers d’ici, en rase campagne, plantent des cannes de plus de deux mètres pour baliser le chemin des engins de déneigement. En ville , que deviennent alors nos pauvres et dérisoires « aménagements de l’espace public »?  Nous comprenons rapidement les limites du mobilier urbain et autres subterfuges de projets pour arracher quelques espaces à l’envahissement sans borne de la voiture.
Car les engins à lame travaillent vite : la  bordure de trottoir en granite, le « plateau traversant », le « caniveau central », le dallage, ne font pas long feu, soumis au raclage violent qui ne pardonne aucun arasement défectueux ni aucun joint défaillant. Alors, ici pas plus qu’ailleurs, il ne convient d’étaler de l’argent par terre dans des sophistications qui ne dureraient pas longtemps. Quand une bordure ou une borne s’imposent, la robustesse et  une géométrie en plan compréhensible par un engin sont les conditions pour que le projet ait une chance de revoir le printemps.
La montagne appelle à la simplicité et à la rusticité du projet d’espace public. Mais devrait-il en être autrement ailleurs ?

Le troisième exercice de paysagiste de montagne, je l’ai pratiqué (4) sur le mont Salève, pour y expérimenter l’application des « directives paysagères » que l’État inventa par la loi dite « paysages » de 1993. D’une manière générale, pour répondre par le projet à une demande sociale, il convient de se demander ce qui conduit la collectivité à opter pour un site plutôt que pour un autre pour conduire une politique. Pourquoi donc, parmi les quatre ou cinq directives (5) expérimentales engagées par l’État, le mont Salève fut-il choisi ?
Si le Ventoux a son Pétrarque et son invention du paysage, le mont Salève est connu pour être l’objet d’une des premières (la première selon Carli ) représentations picturales fidèle d’un paysage réel ; la « pêche miraculeuse » de Konrad Witz (1443)  prend prétexte de la scène évangélique imaginée sur le lac Léman pour donner à voir la géométrie de la campagne genevoise,  les silhouettes du Salève et du Môle et, dans le lointain, la chaîne du Mont-Blanc.
Mais peut-être est-ce plutôt par la toponymie que les sites du Salève acquièrent une renommée qui fait vibrer tout montagnard montagnant : c’est en effet ici, sous les falaises abruptes d’Archamp que se situe le lieu-dit « la Varappe », toponymie qui deviendra (en 1875) le nom commun d’un sport et de ceux (les varappeurs) qui les premiers réaliseront l’exploit d’accéder au sommet de ces à-pic.
Il est peu probable pourtant que les agents de l’Etat, devisant du choix de ces cinq sites d’application des directives, aient recours à la mythologie alpine pour arrêter leur décision.
Reste pour comprendre ce choix, la proximité de Genève et la place qu’occupe le mont Salève dans l’imaginaire genevois et dans les pratiques sociales de ses habitants. Car, pour la population de l’agglomération, le Salève est non seulement un horizon, mais aussi un alpage de proximité, immense plateau prairial, belvédère sur la ville et sur toute la chaine alpine. La montée au Salève est une fête. Très tôt, les équipements y permettront un accès facile. Il sera le lieu de l’implantation du premier chemin de fer de montagne électrique (1892).
Ce lien étroit avec cette capitale culturelle européenne des XVIIe et XVIIIe siècles, fera du Salève un laboratoire scientifique de première importance en terme de botanique et de milieu naturel . L’anglais John Ray dès 1673 y réalisera un premier inventaire de toute la flore du massif, Thomas Blaikie, le célèbre jardinier et botaniste écossais qui participera à la conception de parcs et de jardins illustres tels Bagatelle, Monceau ou le Raincy , herborise dans le Salève quand la botanique n’en est qu’à ses débuts.
Rousseau y passera deux belles années ( 1722 à 1724 ) d’une immersion jouissive dans une nature qui l’inspirera pour tout le reste de sa vie . Le savant genevois Horace-Bénédicte de Saussure, le « vainqueur » du mont Blanc s’y aguerrira à l’alpinisme tout en y réalisant des travaux d’inventaire botanique qui permettront à J.Briquet (le Salève, 1899) d’affirmer que «l’on trouverait difficilement dans le monde entier une montagne quelconque que les botanistes aient plus étudiée et sur laquelle ils aient plus écrit que sur le Salève ».
C’est un peu de tout cela à la fois, conjugué à l’inquiétude des Genevois contemporains et de quelques collectivités de voir le plateau accueillir d’ambitieux programmes immobiliers qui sont peut-être à l’origine de ce choix qui reste obscur ( une protection au titre de la loi de 1930 ne suffisait elle pas ?).
L’article particulier de la loi paysage  qui institue ces directives est lui même étrange  car pendant que la loi donnait (enfin !) à chaque centimètre carré du territoire français, le statut de paysage, méritant à ce titre  une attention particulière dans tous les actes d’aménagement , cette même loi générait un outil de  protection «  à l’ancienne » ( c’est à dire instituant par la voie réglementaire, une hiérarchie des paysages ) s’imposant par le haut aux territoires et à ses acteurs. Cette protection s’appuie un dire « d’expert » (le paysagiste en l’occurrence) qui statue sur ce qu’est une « structure paysagère » (terme inventé par la loi) qu’il faut identifier pour la « protéger » ! (6)
D’un point de vue des dynamiques de territoires qui permettent l’élaboration de projets de paysages multi partenariaux avec ceux qui les habitent, les vivent, les gèrent et les transforment (c’est l’objet des plans et des chartes de paysages), cette mesure fut contre-productive, renvoyant la question du paysage non plus à une exigence de projet mais à une notion de « contrainte imposée ». L’échec est cuisant : deux directives abouties (Alpilles et Salève) après 20 ans d’application de la loi.
En revanche, et pour le paysagiste, d’un point de vue théorique et méthodologique, l’exercice se révèle passionnant .
 En premier lieu , il nous met face à la question : mais qu’est-ce donc qu’une structure paysagère ?
Il faut la circulaire du 21 novembre 1994 pour préciser que « les structures paysagères se définissent comme l’agencement et la combinaison d’éléments végétaux, minéraux, hydrauliques, agricoles, urbains, qui forment des ensembles ou des systèmes cohérents .(…). Peuvent être également concernés, des éléments isolés qui ont un rôle structurants dans le paysage ». A titre d’exemples sont cités le bocage ou  les terrasses de culture .
Munis de cet éclairage réglementaire, nous sommes partis à l’assaut de la montagne à la recherche de ces structures .Nous engagions alors le travail classique de reconnaissance des différents paysages du Salève, des motifs et éléments caractéristiques qui les composent , des différentes perceptions qui en hiérarchisent l’importance afin de faire émerger ces structures telles que définies par la circulaire.

Cinq structures émergeaient de cette reconnaissance :
Le plateau de sommital, immense alpage suspendu qui offre des panoramas vertigineux sur le massif des Alpes, le mont Blanc et l’agglomération genevoise.
Cette  structure combine les prairies d’alpages, les belvédères en bordure de plateau, les bosquets de hêtres, abris pour le chômage des troupeaux, les étables abritées dans les dépressions du plateau et les routes sinueuses au profil champêtre qui le maillent à partir de plusieurs points d’accès.
Les versants formant silhouette ; La plateau sommital soutenu par les versants abruptes sur toutes ses faces forme un horizon boisé pour toute l’agglomération. Entre les deux lignes de rupture de pentes, à l’aval, en lisière des secteurs habités et à   l’amont, au basculement sur le plateau, se succèdent champs ouverts, forêts denses et parois rocheuses, qui, depuis le tableau de Konrad Witz jusqu’à  l’invention  de la varappe, ont toujours fasciné les habitants de la vallée.
Le piémont ; La silhouette de la montagne tient sa valeur de la qualité des paysages vécus du piémont depuis lesquels on la perçoit . La combinaison des  fermes et villages, prairies et cultures qui ouvrent des fenêtres visuelles, les  bandes boisées et ripisylves qui structurent la mosaïque parcellaire et donnent à lire la logique du socle naturel, les voies rurales bordées de lignes de fruitiers, composent la base du massif considéré ici comme une structure à prendre en compte dans les orientations de la directive paysagère.

Les itinéraires d’accès au plateau sommital ;  monter au Salève est une fête, un  rite dédié au plaisir des sens. Au pied de chaque itinéraire s’implante un relais touristique et gastronomique. Puis, la route au profil étroit et champêtre traverse le couvert boisé et offre, grâce a quelques prairies heureusement situées, des échappées visuelles sur la vallée. Arrivé  sur le plateau, la fraîcheur de l’air tant convoitée l’été  saisit enfin le promeneur. C’est cet enchaînement cinétique du plaisir des sens que nous avons ici considéré comme une structure paysagère.

Les curiosités géologiques ; blocs erratiques déposés sur le platea par les glaciers, karsts , lapiaz, dolines , grottes, voûtes et falaises se concentrent sur le Salève .
L’appel de ces curiosités combiné avec la frénésie des découvertes de la flore alpine ont rendu la montagne précieuse et désirable , contribuant au changement du regard qu’on lui portait jusqu’alors dans le monde cultivé européen.

Ces cinq structures identifiées ainsi que  les éléments de paysages qu’elles combinent sont le fondement des «  orientations et principes fondamentaux de protection et de mise en valeur » qui s’organisent en trois axes fondamentaux .
 . Conserver  au Salève sa qualité d’observatoire des paysages savoyards et genevois en soutenant l’activité pastorale , en assurant la gestion des belvédères par la maîtrise des boisements en bordure du plateau , en privilégiant une accessibilité à la montagne ne sacrifiant pas l’espace à l’usage de stationnement ;
. Maintenir les perceptions sur la  silhouette emblématique du mont Salève depuis les points de vue majeurs sur la montagne. Ces points de vue identifiés et repérés sur la carte de reconnaissance, obligent les SCOT et les PLU des collectivités du pied de massif ;
. Affirmer l’identité du pays de Salève en inscrivant dans les projets de territoire, les motifs constitutifs des structures paysagères comme «  éléments de paysage «  introduits par la même loi.

Qu’en est-il aujourd’hui de la mise en œuvre de ce projet ? Les paysagistes sont connus pour être , par nature, en phase avec la question du temps. Celui qu’il faut pour qu’un arbre s’installe et en vienne à faire de l’ombre ou le temps nécessaire au développement d’une forêt ou d’un parc. Il sait les saisons et les cycles de la vie.
Avec les montagnards, nous découvrons un autre rapport au temps, tout aussi concret et certainement plus subtile encore; quand il s’agit de se remonter les manches très concrètement pour améliorer une situation, cela va très vite. À Montgenèvre, trois années ont suffi pour la conception et la réalisation d’un projet de plusieurs millions d’euros.
Au Salève, après des centaines de réunions nocturnes avec les éleveurs, les agriculteurs, les forestiers, les élus ou les maçons, il aura fallu 12 années entre l’étude (1996) et la prescription de la directive (2008). Le temps nécessaire à chacun  pour se convaincre que cet outil réglementaire pouvait améliorer une situation.
Au mont Ventoux, près de dix années après la restitution du travail, le PNR  n’existe toujours pas.
 Le montagnard est ainsi fait, il est méfiant quand on veut faire son bonheur malgré lui.





(1)   Avec Anouk ARNAL, de l’Agence Paysages ;
(2)   L’expression est de Denis Lacaille, paysagiste
(3)   Projet réalisé avec Iris Sautel (Agence Paysages) et Frédéric Nicolas (architecte mandataire)
(4)   Avec Katia SIGG, paysagiste à l’Agence Paysages ;
(5)   Sur les quatre sites : Alpilles, Salève, Côtes de Meuse, vues sur la Cathédrale de Chartres ;
(6)   La réflexion théorique sur la question d’un  paysage «  patrimonialisé » est encore peu avancée chez nous.


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