samedi 4 avril 2015

Le fleuve, le paysage

LE FLEUVE, LE PAYSAGE

Sébastien GIORGIS

L’eau, grand principe ordonnateur des paysages
Laissez tomber une goutte d’eau n’importe où sur la terre, elle trace un chemin qui la mène à la mer.
La deuxième goutte que vous laissez tomber au même endroit prendra très rigoureusement le même chemin.
Ce chemin a été tracé par le passage, sur des temps géologiques, de milliards de gouttes d’eau qui, par érosion gravitaire, ont modelé les reliefs pour créer ces chemins, ces lignes continues de plus grande pente que l’eau emprunte sans jamais s’en détourner.
Qu’une contre-pente s’oppose encore ici ou là à ce travail et l’eau se charge elle-même de la supprimer au plus vite : c’est un lac ; une horizontale dans le paysage. Lentement, elle en comblera le fond de dépôts et arasera le seuil jusqu’à ce que cet accident soit gommé.
Ainsi, le paysage terrestre est lissé en chacune de ses parties, de montagne, de plaines ou de vallées par ce grand et unique – le paysage de désert dessiné par le vent excepté – principe ordonnateur qui s’impose à tous les autres : l’érosion gravitaire.

Notre regard de terrien c’est constitué, dès notre naissance, autour de la reconnaissance implicite de cet ordre.
Qu’un accident géologique survienne, comme l’éboulement d’un pan de montagne que l’eau, par l’action du temps, n’a pas encore érodé, et nous y voyons un « chaos », au sens mythologique du terme : le monde avant la naissance des principes ordonnateurs, avant la naissance d’Harmonie.
C’est le sentiment que nous éprouvons au « Claps », le saut de la Drôme au pied du Vercors, un ébouli récent (quelques siècles) de blocs calcaires que le temps n’a pas encore mis au pas.
C’est le même sentiment que nous éprouvons lors de promenades sous-marines. Ces paysages sont magnifiques, par les couleurs, la luxuriance, les richesses de la vie. Pourtant, ils nous semblent « chaotiques ». En effet, ici, le grand principe d’harmonie ne s’est pas mis en œuvre comme sur terre. Il y en a d’autres, certainement, qui rendent ces paysages harmonieux au regard du poisson.
(Quel jugement porte-t-il, lui, sur le nôtre ?)

Le Fleuve est la colonne vertébrale de ce système ordonnateur.
C’est le lieu où se réunissent le plus grand nombre de ces lignes de plus grandes pentes qui sculptent le paysage. Il est la ligne directrice qui les met toutes en relation sur un même bassin versant. Au-delà de la question strictement hydraulique que la météorologie des dix dernières années nous a douloureusement remis à l’esprit, l’aménagement des fleuves et de leurs vallées est une question paysagère première. Transformer par des modelés, des remblais, des dépôts, des réhaussements, les lits d’un fleuve, c’est rompre de la manière la plus brutale « l’harmonie » du paysage.
C’est la raison qui nous a amené à plaider, lors de la conception du TGV Méditerranée, pour une systématisation des viaducs comme principe de traversée des vallées et ce, bien au-delà des nécessités de transparences hydrauliques.

Mais partout ailleurs, transformer la terre et le paysage pour y installer un quartier, une route, un train à grande vitesse ou une ville nouvelle, pose au concepteur et à l’aménageur cette question de l’harmonie et du chaos. Le principe de l’érosion gravitaire est alors un précieux appui pour aider à donner forme à ces aménagements.
On peut choisir de s’en affranchir. La technique et les tuyaux nous permettent toutes les transgressions.
On peut aussi choisir de s’y conformer, c’est-à-dire de dessiner ces choses nouvelles dans le paysage en leur transférant ce principe d’harmonie. Alors, la ligne d’eau devient principe directeur de la trame nouvelle.
Ce faisant, elle prolonge les lignes du paysage déjà en place car, l’agriculture, qui le plus souvent a déjà inscrit sa trace sur le territoire, ne s’en est, elle, jamais affranchie.
Alors, les lignes se prolongent, les continuités s’affirment, l’objet nouveau se rattache à son territoire ; comme une attention à l’autre, au voisin, à la mémoire.


Celui-ci n’est pas celui-là

Ce qui est vrai en chaque point du monde l’est aussi pour le fleuve : la géologie et le climat influencent le travail de la goutte d’eau, faisant de chaque vallée un modèle unique.
Mais, bien au-delà de ces déterminants physiques, c’est dans nos manières de vivre ces vallées comme « des paysages », dans nos différents rapports aux fleuves, que se situent les plus grandes différences de nos rapports paysagers aux fleuves.
En travaillant il y a quelques années sur l’identification des paysages ligériens (pour le Conservatoire des Rives de la Loire et de ses Affluents), j’ai été frappé, venant d’un pays rhodanien, de constater à quel point le fleuve ici faisait « pays », quand chez vous il fait frontière.
La région, les départements, les communes mêmes englobent le fleuve qui forme leur axe.
Voir le fleuve, apercevoir l’autre rive, font partie du vivre ici.
Quand, sous l’effet de subventions stupides, les propriétaires des îles et du lit mineur les plantèrent de peupliers, l’émotion locale fut forte de perdre cette transparence, ce vis-à-vis, d’une rive sur l’autre ; à fortiori quand c’était la silhouette du village et de son clocher qui disparaissait à la vue d’une partie des habitants de la commune.
Chez nous, les vis-à-vis d’une rive à l’autre sont rares, les arbres peuvent pousser à leur guise.
Les gens de l’autre rive vivent un autre département, une autre région, ne lisent pas le même journal, ne partagent pas la même religion…
Les ponts aussi sont rares (deux ponts seulement relient les 500 000 habitants de l’agglomération d’Avignon (le symbole dont nous sommes le plus fier n’est-il pas justement un pont cassé !).
En dehors des quelques « rhodaniens », ces gens du fleuve décrits par Clavel ou Bosco, qui n’existent que sur quelques centaines de mètres de part et d’autre du fleuve, on est ici « Provençal » ou « Languedocien », jamais rhodanien.
Intervenir sur ce paysage fluvial ci ou sur celui-là n’est donc pas la même chose. La forme du projet qui atteindrait la justesse ici, représenterait une rupture paysagère ailleurs.
À chaque fleuve, une manière de travailler le paysage.



Fleuves et rivières, les derniers liens dans le territoire

Particulièrement dans les contextes d’agglomérations, territoires déchirés, cloisonnés, parcellisés de la ville étalée contemporaine, coupés par des infrastructures étanches à la vie comme aux usages, le cours d’eau, petit ou grand, représente, quand il n’est pas encore totalement corseté (et parfois même enfoui) le dernier élément de continuité sociale, physique, biologique et paysagère du territoire.
De là vient l’importance de donner toute leur place à ces continuités, de leur laisser l‘épaisseur suffisante, qui leur permettent de jouer pleinement cette vocation de liens.
Dans ce sens, ils doivent être des espaces linéaires communs (publics) plutôt que privés, ouverts (et accessibles) plutôt que fermés. La richesse de ces continuités écologiques et paysagères est confortée par le végétal et le choix judicieux des essences, du traitement des sols et de berges, des connexions avec les autres éléments de « nature » rencontrés dans le territoire comme les forêts, les bosquets, les haies ou les espaces agricoles enclavés dans le tissu périurbain.

Les fils d’eau, et particulièrement ceux des fleuves, offrent qui plus est une topographie adoucie qui est favorable aux cheminements doux. Pistes cyclables et sentiers doivent trouver là leur colonne vertébrale dans l’hypothèse de mise en place de réseaux cyclables et piétons ambitieux.
Dans cette forme urbaine où l’habitat à faible densité domine et où chacun dispose de son jardin individuel, la notion de jardin ou de parc public traditionnel n’a plus le même sens et ne répond plus aux mêmes besoins que durant les deux derniers siècles. Toutes les distances s’y trouvent distendues, leur ancienne fonction d’espace vert de proximité s’est pas également perdue puisqu’il faudrait prendre son automobile pour s’y rendre.

L’aménagement rivulaire des fleuves et rivières répond à cette nouvelle donne : le parc linéaire vient à l’habitat plutôt qu’on aille (en voiture !) à lui. Par son changement d‘échelle (celle de l’agglomération), il offre ce que le jardin particulier n’offre pas : un « morceau de nature » de proximité, plutôt qu’un autre jardin « jardiné ».Il connecte les quartiers entre eux, les mets en relation avec le centre ville (toutes les villes sont situées sur les fleuves et les rivières).

Une lumière dans ce paysage


Les peintres l’ont montré la Seine, la Loire, le Rhin, sont « lumière » dans le paysage.
C’est peut-être là, l’origine de nos différences entre le nord et le sud dans notre rapport aux fleuves.
Dans le sud où la lumière est généreusement diffusée, les villes bordent les fleuves en leur tournant le dos. La lumière du ciel, surabondante, ne nous incite pas à aller capter celle-là.
Les villes de Loire, de Rhin, ou de Seine, au contraire s’ouvrent largement sur le fleuve ; y exposant leurs places et leurs façades. Les quais y sont des éléments essentiels du paysage et de l’espace public urbain.
Le fleuve, en tant que miroir du ciel, provoque cette lumière singulière que la ville septentrionale sait apprivoiser.


Nantes, le 23 septembre 2010 

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