samedi 4 avril 2015

UNE LIGNE DANS LE PAYSAGE: LE PROJET DU TGV MÉDITERRANÉE

UNE LIGNE DANS LE PAYSAGE


Sébastien GIORGIS

Article publié dans la revue « Architectura del paesaggio »- Italie



Lignes et paysage, une histoire ancienne


Je me souviens des wagons à compartiments dont chacune des huit places était singularisée par la photo en noir et blanc d'un paysage de France, les aiguilles d'Étretat, les calanques de Marseille, la cité de Carcassonne...
Dans les gares, les fresques murales affichaient alors cette invitation aux paysages d'ailleurs, comme la vocation première du train. La durée des trajets (et cette délicieuse liberté offerte d'ouvrir la fenêtre !) fait alors du paysage qui se déroule lentement sous le regard, un des plaisirs, presque obligé, du voyage ferroviaire. Le "casse-croûte" en famille et la conversation avec l'étranger favorisée par le face à face des banquettes occupaient le reste du temps. Il ne serait venu à l'esprit d'aucun concepteur d'alors, de barrer à hauteur d'yeux les vues sur le paysage (agacement que nous imposent les wagons-restaurants du TGV). Pourtant, même si par certains côtés, le train à grande vitesse, en cherchant à s'identifier à l'avion (dont il  vise le marché sur les distances moyennes) s'est détaché du paysage (la carte du Réseau affichée dans les wagons, toute en flux abstraits dignes d'une compagnie aérienne, est, de ce point de vue, éloquente), certains ne désarment pas pour continuer à le considérer comme un dynamique observatoire linéaire sur les paysages. 
Les travaux de l'agronome Jean-Pierre Deffontaines[1] entretiennent cette tradition des voyageurs attentifs et perspicaces qui, de leur fenêtre, croquent les réalités paysagères pour mieux en mesurer, par la vitesse et la succession, la diversité, les spécificités et les enchaînements.

Cette tradition paysagère du chemin de fer s'apprécie également dans la manière dont les ingénieurs du XIXe siècle ont conçu et réalisé le premier réseau. Ces hommes de l'art dont la formation n'oubliait pas les disciplines artistiques ni les sciences du vivant, mettent en œuvre une approche paysagère des projets. Le territoire est étudié et représenté (en plan et en maquette) dans son épaisseur avec un réalisme et un souci du détail admirables. La topographie est précise, le parcellaire, les structures paysagères (haies, alignements, murs) sont reportés à la bonne échelle, avec la bonne texture et les bonnes couleurs. Le bâti n'est pas oublié ; volumétrie, matériaux, orientations caractérisent la micro-région traversée. Le réseau hydrographique n'est pas qu'une simple contrainte hydraulique, mais des lignes du paysage, avec leurs cordons végétaux, leurs ouvrages d'art et équipements. Le projet est conçu, tracé, construit avec cette conscience concrète des paysages qu'il vient transformer.



Les lignes nouvelles du XIXe siècle, comme les autres grandes infrastructures linéaires (routes et canaux navigables) des XVIIIe et XIXe siècles qui aménageaient la France moderne, conçoivent et se construisent sur deux fondements de ce temps. Le premier, une certitude ; celle du progrès qui, à travers ses équipements, doit irriguer tout le pays et bénéficier à tous ses habitants. Le second, une culture, celle qui préside aux programmes d'embellissement de la France. L'art des parcs et jardins est mobilisé pour ces projets qui s'affirment fièrement et fortement dans les paysages (les alignements d'arbres en sont une des écritures récurrentes) et lèguent aujourd'hui un patrimoine paysager dont le canal du Midi, inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO, se veut l'emblème.


Aujourd’hui, une autre manière de voir et de faire


La commande de la SNCF pour bâtir le projet de la ligne nouvelle du TGV Méditerranée se situe dans un tout autre contexte.
Le progrès n’est plus une valeur en soi, encore moins une certitude et a fortiori celui qui vient d’en haut, d’un pouvoir central considéré comme extérieur, qui s’impose au local. Les grands projets sont sommés de faire profil bas, de se fondre dans le territoire pour ne pas déranger les gens.
La vitesse pour laquelle est conçue la ligne (360 km/h à terme) rend abstraite pour le voyageur le rapport au paysage immédiat (double vitre, climatisation, affranchissement de la topographie). L’horizon qui se déplace lentement au loin reste en revanche un des plaisirs du parcours, entre deux chapitres d’un livre ou usage des “ portables ” de toutes sortes. Ce positionnement en “ hors-sol ” ne met le voyageur en contact avec le territoire réel, à l’instar du voyage en avion, qu’aux deux extrémités du trajet ; la gare est une aérogare qui nous remet les pieds sur terre, la peau sous le soleil et le vent et les oreilles dans les sonorités du monde.
Les cultures techniques des concepteurs ont évolué vers la spécialisation : l’ingénieur géotechnicien, l’ingénieur hydraulique, l’architecte d’ouvrages d’art, l’ingénieur béton, le paysagiste, le bureau d’études spécialiste des végétaux, l’équipe de maîtrise d’œuvre, etc. Chacun met sa vision des choses, ses contingences et son savoir partiel au service d’un projet commun (à travers de longues, fréquentes et riches séances d’échanges et de résolution de problèmes) dont on se demande si quelqu’un en a une représentation globale. En fait, non. Il n’existe pas une “ personne ” qui élabore une vision globale de la ligne et y plie les différents intervenants. Cette vision (le projet) s’élabore collectivement, par une adhésion tacite de chacun à une sorte “ d’exigence ” du temps qui semble s’imposer comme une évidence. Ceci nécessite de la part de chacun une grande qualité d’écoute et de respect pour les points de vue et les préoccupations des autres.

Le rôle du paysagiste est ici fondamental car il est peut-être celui qui, par la transversalité de son approche, sa prise en compte du territoire dans son épaisseur et dans toutes les dimensions de sa réalité, et par le fait qu’il lui revient de “ donner formes ” à l’ensemble des demandes et exigences techniques sectorielles, est amené à proposer la synthèse formelle de la ligne, celle qui se donnera à voir, par la forme des modelés, le rapport au sol originel, le couvert végétal qu’on restituera.

 Une attitude de projet

Notre attitude de conception s’est fondée sur ce nouvel esprit du temps dans la recherche du rapport entre une ligne abstraite, porteuse de sa propre esthétique, résultant d’une réponse à une exigence extérieure aux territoires, celle de la grande vitesse qui détermine une trace aux courbes tendues (rayon en plan supérieur ou égal à 4000 mètres, rayon de raccordement en long supérieur ou égal à 25000 mètres, pente inférieure à 3,5 %) et le territoire traversé, fait de reliefs et de vallées, de mosaïques parcellaires, d’ambiances paysagères multiples. Unité de la ligne d’une part, diversité des paysages d’accueil de l’autre. Entre les deux, un “ entre-deux ” justement, fait de remblais ou de déblais chargés de mettre ces deux objets en contact. Cet entre-deux, s’il est quelquefois de l’ordre de l’ouvrage d’art (les piles d’un viaduc, ou le cylindre d’un tunnel), n’appartient le plus fréquemment ni à l’esthétique de la ligne, ni à l’identité des paysages. Œuvre de terrassier, il ne répond qu’à l’exigence structurelle de combler une différence par une assise stable.

C’est, du point de vue du paysage, la part “ sans qualité ” de l’ouvrage de la ligne nouvelle (en revanche du point de vue de la stabilité, il s’agit d’un terrassement très sophistiqué, sécurité du TGV oblige). La réponse formelle du projet répond à cette manière de qualifier les choses : la ligne est exprimée dans sa pureté ; elle et seulement elle. Aucun mouvement de terre ni excès de végétal ne doit la nier ou tenter de l’occulter.
En revanche, l’entre-deux “ sans qualité ” est, autant que faire se peut, restitué au paysage, dans le prolongement de ses mouvements orographiques comme de ses structures paysagères.
Pour ce faire, il a fallu recueillir ce qui fait le caractère singulier de chacun des paysages traversés, qui se déroulent en séquences longues de quelques centaines de mètres à quelques kilomètres.
Chacune d’elle est considérée du point de vue des différentes dimensions qui font un paysage :
·       L’ambiance particulière qui y règne ; intimité ou ouverture, aridité ou luxuriance…
·       Les mouvements de la topographie : pentes douces ou abrupts rocheux, ruptures de pentes, plissements, expression des pendages géologiques…
·       La marqueterie du parcellaire foncier, lanières serrées de petites parcelles ou grandes unités
·       Les structures végétales qui rendent lisibles ces traces : haies, alignements, bosquets, ripisylves accompagnant les cours d’eau ou grandes étendues de garrigues. Chacune de ces structures fait l’objet d’un relevé très précis des essences qui la composent dans chacune des unités paysagères.

Cet inventaire des motifs paysagers recueillis dans le territoire deviennent les formes de référence qui servent à modeler l’entre-deux en prolongement des pentes et des structures, dans un travail de couturage du paysage qui se recompose jusqu’à la ligne.
Ce travail s’applique aussi bien aux interventions directes de la ligne dans le paysage, c’est-à-dire, principalement aux remblais et aux déblais, qu’à celles résultant des corrections apportées aux coupures ou nuisances nouvelles qu’elle occasionne comme les rétablissements routiers ou hydrauliques, les écrans acoustiques, les remembrements fonciers ou les zones d’emprunt et de dépôt de matériaux.

Une des données qui pondère ce travail d’absorption de l’entre-deux par le paysage (relativement au coût des terrassements supplémentaires auquel il conduit) réside dans la plus ou moins grande “ sensibilité paysagère ” de chaque portion du parcours. Suivant que la ligne est perçue depuis des points ou axes de vue à fort enjeu social ou culturel (vues depuis Avignon, vues depuis les routes à grand trafic, proximité de village ou d’habitats, etc.), l’adaptation des modelés sera plus ou moins aboutie. Par exemple, les grands déblais qui entaillent le massif calcaire des Angles en rive droite du Rhône, sont fortement perçus depuis la ville médiévale et le Palais des Papes d’Avignon, depuis le pont, le village des Angles et une grande partie de l’agglomération. Ils ont fait l’objet des adaptations les plus poussées.


Le projet ne se limite pas aux emprises acquises par la SNCF tout au long du parcours (qui doivent être largement dimensionnées pour permettre ces modelés retravaillés). Il intervient sur l’épaisseur du paysage traversé, en proposant des haies le long des parcelles, des alignements d’arbres le long des routes ou des chemins, des reconstitutions de ripisylves. Il s’agit ici d’éviter une rupture entre la densité des interventions sur l’emprise et le reste du territoire.

En certains lieux, comme au niveau de l’agglomération nouvelle qui se développe à la rencontre des communes de Villeneuve-lèz-Avignon, les Angles et Rochefort du Gard à l’entrée ouest d’Avignon, le passage de la ligne nouvelle devient l’occasion d’une réflexion élargie sur le projet urbain de ces quartiers en devenir. Comment mettre en cohérence cette coupure du territoire, la trace d’une future liaison autoroutière pour laquelle les ouvrages sont dimensionnés, et les projets de développement contenus dans les plans d’occupations des sols de chaque commune.
Ici, la réponse paysagère à la question de la ligne nouvelle dans le territoire ne trouve sa pertinence que dans la définition d’un projet urbain qui met en cohérence chacune des dynamiques, aujourd’hui disjointe de ce territoire.

Quelques regrets

Pour des raisons qu’il n’est pas aisé à comprendre (administratives? financières? perception erronée de la part de la SNCF de la “ technicité ” des paysagistes ?), ces paysagistes auteurs des projets et missionnés pour aller jusqu’à un dossier de consultation d’entreprise pour ce qui concerne les végétaux, n’ont pas été associés à la maîtrise d’œuvre durant la phase du chantier (à l’exception de quelques missions ponctuelles à la demande), la SNCF assurant elle-même la maîtrise d’œuvre sur les modelés et les ouvrages, un bureau d’étude “ espaces verts ” assurant celle des plantations. Dommage, car en bien des lieux, on ne reconnait pas les intentions de départ, car la logique et les adaptions du chantier, non maitrisée dans le sens des exigences originelles conçues par le paysagiste, ont développé leur propre écriture, sans ligne de conduite ni cohérence globale. La conception, en matière de paysage, va jusqu'au dernières heures du chantier et se prolonge durant les premières années de reprise du végétal, revenant sur un problème reprise ici, une prolifération inattendue là, pour accompagner cette logique du vivant qu'un plan ni projet ne parvient à contenir totalement; et c'est bien ainsi. 








Légendes

Illustration 1

Un modelé rocheux, en déblais, qui met en œuvre la technique du géologue Paul Royal pour affirmer la structure géologique du socle (pendages, ??, fissures, …), offrant aussi au regard des formes de modelés caractéristiques du site (images de références).

Illustration 2

Suivant la manière dont la ligne sectionne le parcellaire existant (parallèlement, en diagonale) et crée des délaissés résiduels de différentes formes, l’intervention disposera de plus ou moins d’emprise.

Illustration 3

Le relevé détaillé des structures végétales (implantation, épaisseur, composition végétale) permet d’affiner la composition des “ coutures ”, en excluant toutefois les essences pouvant offrir un risque pour la ligne nouvelle, autour de trois types principaux de végétation :
·       Une végétation de garrigue, bien adaptée à la sécheresse, aux sols caillouteux et dégradés, avec une diversité liée à l’exposition des versants.
·       Une végétation “ champêtre ” dans les espaces cultivés (haies, bosquets…)
·       Une végétation de ripisylve méditérranéenne
Le risque de feu écarte les espèces à feuillage et ramification divisés et très combustibles, ou riches en huiles essentielles Genista scoparius, Quercus coccifera, Juniperus communis et Juniperus oxycedrus, Cistus speciosus,Thymus, Rosmarinus, etc.)
Le risque de propagation de feu bactérien écarte le Crataegus monogyna et le Pyracantha. Leur trop grand pouvoir colonisateur invite à éviter Populus x candensis, Acer negundo, Buddleia davidii (en milieu humide) et Ailanthus glandulosa, Rhus typhina, Robinia pseudoacacia (en milieu sec).




[1]    Paysages en TGV : regards sur les agricultures de Paris à Marseille : fenêtre de droite. Via : les sentiers d'un    géoagronome. Ed. Argument, Paris, 1998.

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