mercredi 1 avril 2015

Pour des missions d'ingénierie spécifiques au vivant

Pour des missions d'ingénierie au vivant

Sébastien GIORGIS, Architecte DPLG Paysagiste FFP Urbanisme SFU 
Paysagiste-Conseil de L'ÉTAT.

Lorsqu’une construction ou l’aménagement d’une infrastructure sont achevés, la mission
d’ingénierie se termine par l’assistance aux opérations de réception (AOR) qui, en général,
demande au maître d’oeuvre de l’opération (l’architecte ou l’ingénieur), durant les quelques
semaines après la réception, un suivi des levées de réserves et, dans le cas d’une
plantation d’arbres, un suivi de la garantie de reprise après deux étés de test. L’ensemble
représente quelques visites sur place et le récolement d’un dossier des ouvrages exécutés
(DOE) recueilli auprès des entreprises.
Les projets de paysage, parcs, jardins et tout espace où le vivant représente la structure
principale de l’aménagement, sont soumis aux mêmes éléments de mission d’ingénierie.
Pourtant, dans un aménagement dont le vivant est l’élément dominant, la
«réception» n’est pas le point final du projet, elle en est le commencement.
C’est à partir de ce jour que sont mises à l’épreuve les hypothèses (plus ou moins
éclairées) du concepteur sur les qualités et la profondeur du sol, les niveaux d’humidité ou
d’ensoleillement, les rapports de proximité plus ou moins antagonistes ou de domination
entre différentes espèces, les différences de croissance qui transforment avec le temps la
quantité de lumière perçue par chacune. Ainsi, la mystérieuse et complexe alchimie du sol
où entrent mycélium et collemboles, vers de terre et bactéries, avec des milliers ( millions?
milliards? ) d’autres espèces vivantes, favorise de manière différentielle le développement
et l’efficience des racines, modifie le rapport de force entre les plantes provoquant la
prolifération de l’une et la disparition de l’autre.
Face à cette dynamique créatrice du vivant et en l’absence du concepteur dont la «mission » est terminée, la réponse est bien souvent trop simple (simpliste même) : le
jardinier a pour tâche, quand ça n’est pas son propre jardin, de ramener, par une lutte
permanente, le jardin au dessin (plus souvent qu'au dessein) initial. Arracher «l’envahissante », replanter la disparue, recréer constamment les lignes abstraites issues
de la planche à dessin et du goût de l’époque ; la chimie et le temps sans compter sont
mobilisés pour combattre la dynamique créatrice du vivant.
L’émergence de la question de la biodiversité dans les projets urbains et les projets de
territoire rend plus que jamais nécessaire le besoin de rompre avec un certain dogmatisme
du projet raccord (entre la réalité et le dessin). Conceptualisée (en France par Gilles
Clément ) sous le nom de «jardin en mouvement» selon le principe de travailler «avec» le
vivant et non pas contre, une nouvelle attitude s’impose désormais qui se doit d’associer le
maître d’ouvrage et le maître d’oeuvre dans la temporalité particulière de l’installation de la
dynamique du vivant, avec, au coeur de ce rapport dans la durée, le rôle central du
jardinier.
Cela suppose deux temps spécifiques à ces missions d’ingénierie du vivant :

Le temps de l’appropriation initiale
Le jardinier est celui qui vit au quotidien l’évolution « naturelle » du jardin (même si
le jardin, rappelons-le, n’est pas la « nature »). À chaque instant, par ses gestes, il
prend des décisions qui après quelques années (sauf dans les jardins dits
«historiques ») font que tout jardin est devenu son oeuvre. Lui imposer la gestion
d’un jardin qui, dans sa conception, va parfois à l’inverse de sa culture et de son
savoir-faire est une manière inefficace d’inscrire une conception dans la durée.
La participation du jardinier (ou du responsable du service des « espaces verts »)
au processus de conception, à travers des moments d’échange, de transmission
mutuelle de savoirs nouveaux, de partage de décisions avec les concepteurs qui
peuvent entendre ses difficultés et peut-être, ses aspirations, est une manière de
travailler qui fait que le projet est aussi le sien, et que sa motivation à le faire vivre
est entière. C’est un élément de mission qui peut être intégré dans le pilotage des
études en phase diagnostic.

Le temps de l’installation du vivant
Vérifier comment viennent les choses, ce qui souffre et disparaît, ce qui se plaît
(parfois trop !), ce qui vient tout seul et trouve bien sa place, ce qui appelle une «conduite » et ce qu’il ne faut surtout pas tailler, ce qu’il convient d’ajouter pour
compenser une défaillance, c’est ainsi que se conçoit une création vivante,
complexe, changeante, qui ne peut parvenir à une certaine maturité qu’au bout de
quelques années. La question se pose de la compétence de cet accompagnement
d’un espace vivant, nouveau-né, vers sa maturité.
Combien de parcs et jardins publics, ambitieux à l’origine dans leur projet végétal,
se retrouvent cinq années plus tard revenus à la pauvreté habituelle des « espaces
verts », la haie de troène et la pelouse mono-spécifique à tondre chaque semaine,
dans lesquels insectes et oiseaux ne trouvent ni gîte ni couvert !
Le couple jardinier/concepteur qu’il convient d’instituer dès la conception trouve ici
toute sa mesure : l’observation quotidienne de l’un, attentif au passage des jours,
des saisons et aux rapports complexes et changeants qui s’instaurent entre les
plantes, l’expérience diversifiée de l’autre, nourrie des réussites et des échecs de
tous ses travaux précédents et porteur, dans la longue durée, des intentions
conceptuelles du projet.
Cette mission de suivi spécifique aux espaces vivants peut consister en quelques
visites par an, durant trois à cinq années au cours desquelles, abandon de certaines
idées, propositions de modifications, exploitation d’émergences imprévues,
évolution des modes de gestion, font tendre le parc ou le jardin livrés lors de la
réception vers un espace vivant, équilibré, riche et gérable dans la durée.

Des compétences complémentaires à mobiliser
La vocation contemporaine des espaces vivants à être accueillants à la plus grande
diversité végétale et animale possible, demande de la part du concepteur et du jardinier,
de grandes compétences et connaissances dans des domaines extraordinairement divers
qui échappent à l’entendement d’une seule personne.
Le «naturaliste», l’«écologue», généralistes du monde vivant et parfois, le spécialiste des
chiroptères, ou celui de la vie du sol ou de telle espèce d’oiseau ou d’insecte, sont des
intervenants précieux pour approfondir la conception et le suivi dans le temps des parcs,
jardins, architectures ou aménagements divers qui offrent, selon les matériaux, les formes,

l’attention portée, des dispositions accueillantes pour chaque espèce.

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