mercredi 1 avril 2015

Le vent, le paysage




Il y a quelqu’un dans le vent

Saint-Pol-Roux

 

LE VENT, LE PAYSAGE 

qui est fixe, qui est mobile ?



L’un (le paysage) n’a de sens que par le regard,
L’autre (le vent) est une substance invisible qui ne se laisse percevoir que par ses effets.
Ici, en Vaucluse, il prend matière visible dans cette manière particulière qu’a le maçon (génois ?)[1] d’appuyer son débord de toiture sur une ou plusieurs rangées de tuiles pour empêcher que la force du mistral ne retrousse son toit ou dans celle du ferronnier qui rend transparent, par le campanile, la pointe du clocher à la force du mistral.
Ce même mistral offre une des structures paysagères les plus emblématiques de la basse vallée du Rhône : la « huerta » comtadine, singulier bocage qui cloisonne les horizons des plaines et vallées ouvertes à tous vents.
Cette forme paysagère est intéressante au regard de la « patrimonialisation paysagère » contemporaine. En effet, ce paysage « local » qui, pour certains, fonde, au même titre que les murs de pierre sèche sur les versants ou la tuile canale sur les toits, l’« identité » de cette région, est en fait un paysage récent, introduit dans le même temps que le chemin de fer, au XIXe siècle, qui transformait l’agriculture vivrière en agriculture de productions commerciales (arboriculture notamment) nécessitant la protection au vent des parcelles. Qui, du vent ou du  paysage, est le plus mobile et de quelle identité s’agit-il en fait ?
L’exemple de ce bocage permet d’éclaircir cette question : quelle est l’identité de ce pays soumis à ce vent puissant et fréquent (plus de 150 jours/an) et comment se construit sa représentation et son appropriation paysagère contemporaines.
Dans un monde devenu minuscule (et menaçant ?), où les modes de penser, les manières de parler, de s’habiller ou de manger semblent s’uniformiser, ces paysages (qui, eux, ne prennent pas l’avion !) se trouvent chargés d’une mission  nouvelle : celle d’être un des refuges identitaires les plus investis par les populations. Cette « identité » là s’attache à cristalliser (à « protéger ») les formes héritées, le plus souvent, du milieu du XXe siècle ?
Cette crispation identitaire sur un paysage arrêté, est à l’opposé de l’« identité » dont nous parle Fernand Braudel, celle qui, à travers les siècles, reste entière et vivante par delà les formes qu’elle a pu prendre (et créer) à chaque époque.
Qu’est-ce donc que l’identité de ce pays ? Est-ce la corniche, le campanile, la haie de cyprès ou est-ce plutôt le vent et la succession, à travers les siècles, des manières d’y adapter nos vies, nos techniques et nos économies ?

L’arrivée des éoliennes dans ce territoire est une magnifique illustration de ces deux manières « d’être » au paysage.
Pour certains, ces machines industrielles détruisent l’identité des paysages provençaux. Ils en éprouvent un sentiment d’agression vécu d’une manière d’autant plus vive que le paysage concerné est au plus près des représentations des paysages d’avant guerre.
Les autres, à l’opposé, considèrent que les éoliennes, au-delà de leur vertu écologique et de leur design perçu comme élégant, donnent du sens au paysage en rendant visible une de ces caractéristiques physiques invisibles : le vent.
La violence du débat dépasse la simple controverse esthétique. Elle illustre cette question de l’identité appliquée au paysage. Pour l’« agressé », on touche à l’intime, à sa personne. « Avec ces machines, je ne ME reconnais plus dans MON paysage ».
L’éolienne, c’est l’intrus, c’est l’étranger, la société « anonyme », le groupe industriel, celui qu’on ne connaît pas. Qui plus est, il va utiliser « mon » paysage, pour gagner de l’argent…
Rien de tel quand il s’agit, pour un impact paysager équivalent, de ce qui est perçu comme un bien commun, ou d’une transformation du paysage portée par la puissance publique, comme c’est le cas, par exemple, pour le pont de Millau ou pour la ligne THT d’EDF. Ici, même s’il y a débat (et parfois, pour les lignes, combat), la violence est absente car, bien que paysager, il ne concerne pas la confrontation de l’intime et de l’étranger, mais il appartient, plus classiquement, à celui de la transformation des paysages.

Le paysagiste, par vocation, par fonction sociale, par sensibilité et par culture, est à l’écoute des différentes expressions, souvent sincères, de cette controverse. Mais il est là aussi pour affirmer que le paysage est vivant, qu’il est animé, entre autre, par le vent, cette « [seule] force dynamique qui semble affranchie de la gravité terrestre » (Gaston Bachelard) comme il l’est par la logique érosive de la gravité universelle. C’est donc bien de vie et de dynamique qu’il s’agit lorsque l’on travaille sur le paysage. Celles des hommes, de l’eau, du vent et de la terre et de leurs processus de transformation permanents.
Parfois, étourdis et fatigués, on aimerait bien, comme Jean-Luc Godart, poser cette question : « Père, que fait le vent quand il ne souffle pas ? » : peut-être s’est-il assoupi à l’ombre de la corniche du toit…




[1]    Cette corniche dite « génoise » en Provence n’existe pas en Ligurie!

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