LE FLEUVE, LE PAYSAGE
Sébastien
GIORGIS
L’eau, grand principe ordonnateur des
paysages
Laissez tomber une goutte d’eau n’importe où sur la terre,
elle trace un chemin qui la mène à la mer.
La deuxième goutte que vous laissez tomber au même endroit
prendra très rigoureusement le même chemin.
Ce chemin a été tracé par le passage, sur des temps
géologiques, de milliards de gouttes d’eau qui, par érosion gravitaire, ont
modelé les reliefs pour créer ces chemins, ces lignes continues de plus grande
pente que l’eau emprunte sans jamais s’en détourner.
Qu’une contre-pente s’oppose encore ici ou là à ce travail
et l’eau se charge elle-même de la supprimer au plus vite : c’est un
lac ; une horizontale dans le paysage. Lentement, elle en comblera le fond
de dépôts et arasera le seuil jusqu’à ce que cet accident soit gommé.
Ainsi, le paysage terrestre est lissé en chacune de ses
parties, de montagne, de plaines ou de vallées par ce grand et unique – le
paysage de désert dessiné par le vent excepté – principe ordonnateur qui
s’impose à tous les autres : l’érosion gravitaire.
Notre regard de terrien c’est constitué, dès notre
naissance, autour de la reconnaissance implicite de cet ordre.
Qu’un accident géologique survienne, comme l’éboulement d’un
pan de montagne que l’eau, par l’action du temps, n’a pas encore érodé, et nous
y voyons un « chaos », au sens mythologique du terme : le monde
avant la naissance des principes ordonnateurs, avant la naissance d’Harmonie.
C’est le sentiment que nous éprouvons au
« Claps », le saut de la Drôme au pied du Vercors, un ébouli récent
(quelques siècles) de blocs calcaires que le temps n’a pas encore mis au pas.
C’est le même sentiment que nous éprouvons lors de
promenades sous-marines. Ces paysages sont magnifiques, par les couleurs, la
luxuriance, les richesses de la vie. Pourtant, ils nous semblent
« chaotiques ». En effet, ici, le grand principe d’harmonie ne s’est
pas mis en œuvre comme sur terre. Il y en a d’autres, certainement, qui rendent
ces paysages harmonieux au regard du poisson.
(Quel jugement porte-t-il, lui, sur le nôtre ?)
Le Fleuve est la colonne vertébrale de ce système
ordonnateur.
C’est le lieu où se réunissent le plus grand nombre de ces
lignes de plus grandes pentes qui sculptent le paysage. Il est la ligne directrice
qui les met toutes en relation sur un même bassin versant. Au-delà de la
question strictement hydraulique que la météorologie des dix dernières années
nous a douloureusement remis à l’esprit, l’aménagement des fleuves et de leurs
vallées est une question paysagère première. Transformer par des modelés, des
remblais, des dépôts, des réhaussements, les lits d’un fleuve, c’est rompre de
la manière la plus brutale « l’harmonie » du paysage.
C’est la raison qui nous a amené à plaider, lors de la
conception du TGV Méditerranée, pour une systématisation des viaducs comme
principe de traversée des vallées et ce, bien au-delà des nécessités de
transparences hydrauliques.
Mais partout ailleurs, transformer la terre et le paysage
pour y installer un quartier, une route, un train à grande vitesse ou une ville
nouvelle, pose au concepteur et à l’aménageur cette question de l’harmonie et
du chaos. Le principe de l’érosion gravitaire est alors un précieux appui pour
aider à donner forme à ces aménagements.
On peut choisir de s’en affranchir. La technique et les
tuyaux nous permettent toutes les transgressions.
On peut aussi choisir de s’y conformer, c’est-à-dire de
dessiner ces choses nouvelles dans le paysage en leur transférant ce principe
d’harmonie. Alors, la ligne d’eau devient principe directeur de la trame
nouvelle.
Ce faisant, elle prolonge les lignes du paysage déjà en
place car, l’agriculture, qui le plus souvent a déjà inscrit sa trace sur le
territoire, ne s’en est, elle, jamais affranchie.
Alors, les lignes se prolongent,
les continuités s’affirment, l’objet nouveau se rattache à son
territoire ; comme une attention à l’autre, au voisin, à la mémoire.
Celui-ci n’est pas celui-là
Ce qui est vrai en chaque point du monde l’est aussi pour le
fleuve : la géologie et le climat influencent le travail de la goutte
d’eau, faisant de chaque vallée un modèle unique.
Mais, bien au-delà de ces déterminants physiques, c’est dans
nos manières de vivre ces vallées comme « des paysages », dans nos
différents rapports aux fleuves, que se situent les plus grandes différences de
nos rapports paysagers aux fleuves.
En travaillant il y a quelques années sur
l’identification des paysages ligériens (pour le Conservatoire des Rives de la
Loire et de ses Affluents), j’ai été frappé, venant d’un pays rhodanien, de
constater à quel point le fleuve ici faisait « pays », quand chez
vous il fait frontière.
La région, les départements, les communes mêmes englobent le
fleuve qui forme leur axe.
Voir le fleuve, apercevoir l’autre rive, font partie du
vivre ici.
Quand, sous l’effet de subventions stupides, les
propriétaires des îles et du lit mineur les plantèrent de peupliers, l’émotion
locale fut forte de perdre cette transparence, ce vis-à-vis, d’une rive sur
l’autre ; à fortiori quand c’était la silhouette du village et de son
clocher qui disparaissait à la vue d’une partie des habitants de la commune.
Chez nous, les vis-à-vis d’une rive à l’autre sont rares,
les arbres peuvent pousser à leur guise.
Les gens de l’autre rive vivent un autre département, une
autre région, ne lisent pas le même journal, ne partagent pas la même religion…
Les ponts aussi sont rares (deux ponts seulement relient les
500 000 habitants de l’agglomération d’Avignon (le symbole dont nous sommes le
plus fier n’est-il pas justement un pont cassé !).
En dehors des quelques « rhodaniens », ces gens du
fleuve décrits par Clavel ou Bosco, qui n’existent que sur quelques centaines
de mètres de part et d’autre du fleuve, on est ici « Provençal » ou
« Languedocien », jamais rhodanien.
Intervenir sur ce paysage fluvial ci ou sur celui-là n’est
donc pas la même chose. La forme du projet qui atteindrait la justesse ici,
représenterait une rupture paysagère ailleurs.
À chaque fleuve, une manière de travailler le paysage.
Fleuves et rivières, les
derniers liens dans le territoire
Particulièrement dans les contextes d’agglomérations,
territoires déchirés, cloisonnés, parcellisés de la ville étalée contemporaine,
coupés par des infrastructures étanches à la vie comme aux usages, le cours
d’eau, petit ou grand, représente, quand il n’est pas encore totalement corseté
(et parfois même enfoui) le dernier élément de continuité sociale, physique,
biologique et paysagère du territoire.
De là vient l’importance de donner toute leur place à ces
continuités, de leur laisser l‘épaisseur suffisante, qui leur permettent de
jouer pleinement cette vocation de liens.
Dans ce sens, ils doivent être des espaces linéaires communs
(publics) plutôt que privés, ouverts (et accessibles) plutôt que fermés. La
richesse de ces continuités écologiques et paysagères est confortée par le
végétal et le choix judicieux des essences, du traitement des sols et de
berges, des connexions avec les autres éléments de « nature »
rencontrés dans le territoire comme les forêts, les bosquets, les haies ou les
espaces agricoles enclavés dans le tissu périurbain.
Dans cette forme urbaine où l’habitat à faible densité
domine et où chacun dispose de son jardin individuel, la notion de jardin ou de
parc public traditionnel n’a plus le même sens et ne répond plus aux mêmes
besoins que durant les deux derniers siècles. Toutes les distances s’y trouvent
distendues, leur ancienne fonction d’espace vert de proximité s’est pas
également perdue puisqu’il faudrait prendre son automobile pour s’y rendre.
L’aménagement rivulaire des fleuves et rivières répond à
cette nouvelle donne : le parc linéaire vient à l’habitat plutôt qu’on
aille (en voiture !) à lui. Par son changement d‘échelle (celle de
l’agglomération), il offre ce que le jardin particulier n’offre pas : un
« morceau de nature » de proximité, plutôt qu’un autre jardin
« jardiné ».Il connecte les quartiers entre eux, les mets en relation
avec le centre ville (toutes les villes sont situées sur les fleuves et les
rivières).
Une lumière dans ce paysage
Les peintres l’ont montré la Seine, la Loire, le Rhin, sont
« lumière » dans le paysage.
C’est peut-être là, l’origine de nos différences entre le
nord et le sud dans notre rapport aux fleuves.
Dans le sud où la lumière est généreusement diffusée, les
villes bordent les fleuves en leur tournant le dos. La lumière du ciel,
surabondante, ne nous incite pas à aller capter celle-là.
Les villes de Loire, de Rhin, ou de Seine, au contraire
s’ouvrent largement sur le fleuve ; y exposant leurs places et leurs
façades. Les quais y sont des éléments essentiels du paysage et de l’espace
public urbain.
Le fleuve, en tant que miroir du ciel, provoque cette
lumière singulière que la ville septentrionale sait apprivoiser.
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