UNE LIGNE DANS LE PAYSAGE
Sébastien GIORGIS
Article publié
dans la revue « Architectura del paesaggio »- Italie
Lignes et paysage, une histoire
ancienne
Je me souviens des
wagons à compartiments dont chacune des huit places était singularisée par la photo
en noir et blanc d'un paysage de France, les aiguilles d'Étretat, les calanques
de Marseille, la cité de Carcassonne...
Dans les gares, les
fresques murales affichaient alors cette invitation aux paysages d'ailleurs,
comme la vocation première du train. La durée des trajets (et cette délicieuse
liberté offerte d'ouvrir la fenêtre !) fait alors du paysage qui se déroule
lentement sous le regard, un des plaisirs, presque obligé, du voyage
ferroviaire. Le "casse-croûte" en famille et la conversation avec
l'étranger favorisée par le face à face des banquettes occupaient le reste du
temps. Il ne serait venu à l'esprit d'aucun concepteur d'alors, de barrer à
hauteur d'yeux les vues sur le paysage (agacement que nous imposent les
wagons-restaurants du TGV). Pourtant, même si par certains côtés, le train à
grande vitesse, en cherchant à s'identifier à l'avion (dont il vise le marché sur les distances moyennes)
s'est détaché du paysage (la carte du Réseau affichée dans les wagons, toute en
flux abstraits dignes d'une compagnie aérienne, est, de ce point de vue,
éloquente), certains ne désarment pas pour continuer à le considérer comme un
dynamique observatoire linéaire sur les paysages.
Les travaux de l'agronome
Jean-Pierre Deffontaines[1] entretiennent
cette tradition des voyageurs attentifs et perspicaces qui, de leur fenêtre, croquent les
réalités paysagères pour mieux en mesurer, par la vitesse et la succession, la
diversité, les spécificités et les enchaînements.
Cette tradition
paysagère du chemin de fer s'apprécie également dans la manière dont les
ingénieurs du XIXe siècle ont conçu et réalisé le premier réseau. Ces hommes de
l'art dont la formation n'oubliait pas les disciplines artistiques ni les
sciences du vivant, mettent en œuvre une approche paysagère des projets. Le
territoire est étudié et représenté (en plan et en maquette) dans son épaisseur
avec un réalisme et un souci du détail admirables. La topographie est précise,
le parcellaire, les structures paysagères (haies, alignements, murs) sont reportés
à la bonne échelle, avec la bonne texture et les bonnes couleurs. Le bâti n'est
pas oublié ; volumétrie, matériaux, orientations caractérisent la micro-région
traversée. Le réseau hydrographique n'est pas qu'une simple contrainte
hydraulique, mais des lignes du paysage, avec leurs cordons végétaux, leurs
ouvrages d'art et équipements. Le projet est conçu, tracé, construit avec cette
conscience concrète des paysages qu'il vient transformer.
Les lignes nouvelles
du XIXe siècle, comme les autres grandes infrastructures linéaires (routes et
canaux navigables) des XVIIIe et XIXe siècles qui aménageaient la France
moderne, conçoivent et se construisent sur deux fondements de ce temps. Le
premier, une certitude ; celle du progrès qui, à travers ses équipements,
doit irriguer tout le pays et bénéficier à tous ses habitants. Le second, une
culture, celle qui préside aux programmes d'embellissement de la France. L'art
des parcs et jardins est mobilisé pour ces projets qui s'affirment fièrement et
fortement dans les paysages (les alignements d'arbres en sont une des écritures
récurrentes) et lèguent aujourd'hui un patrimoine paysager dont le canal du
Midi, inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO, se veut l'emblème.
Aujourd’hui, une autre manière de voir
et de faire
La commande de la
SNCF pour bâtir le projet de la ligne nouvelle du TGV Méditerranée se situe
dans un tout autre contexte.
Le progrès n’est plus
une valeur en soi, encore moins une certitude et a fortiori celui qui vient
d’en haut, d’un pouvoir central considéré comme extérieur, qui s’impose au
local. Les grands projets sont sommés de faire profil bas, de se fondre dans le
territoire pour ne pas déranger les gens.
La vitesse pour
laquelle est conçue la ligne (360 km/h à terme) rend abstraite pour le voyageur
le rapport au paysage immédiat (double vitre, climatisation, affranchissement
de la topographie). L’horizon qui se déplace lentement au loin reste en
revanche un des plaisirs du parcours, entre deux chapitres d’un livre ou usage
des “ portables ” de toutes sortes. Ce positionnement en
“ hors-sol ” ne met le voyageur en contact avec le territoire réel, à
l’instar du voyage en avion, qu’aux deux extrémités du trajet ; la gare
est une aérogare qui nous remet les pieds sur terre, la peau sous le soleil et
le vent et les oreilles dans les sonorités du monde.
Les cultures
techniques des concepteurs ont évolué vers la spécialisation : l’ingénieur
géotechnicien, l’ingénieur hydraulique, l’architecte d’ouvrages d’art,
l’ingénieur béton, le paysagiste, le bureau d’études spécialiste des végétaux,
l’équipe de maîtrise d’œuvre, etc. Chacun met sa vision des choses, ses
contingences et son savoir partiel au service d’un projet commun (à travers de
longues, fréquentes et riches séances d’échanges et de résolution de problèmes)
dont on se demande si quelqu’un en a une représentation globale. En fait, non.
Il n’existe pas une “ personne ” qui élabore une vision globale de la
ligne et y plie les différents intervenants. Cette vision (le projet) s’élabore
collectivement, par une adhésion tacite de chacun à une sorte
“ d’exigence ” du temps qui semble s’imposer comme une évidence. Ceci nécessite de la part de chacun une grande qualité d’écoute et de respect
pour les points de vue et les préoccupations des autres.
Le rôle du paysagiste
est ici fondamental car il est peut-être celui qui, par la transversalité de
son approche, sa prise en compte du territoire dans son épaisseur et dans
toutes les dimensions de sa réalité, et par le fait qu’il lui revient de
“ donner formes ” à l’ensemble des demandes et exigences techniques
sectorielles, est amené à proposer la synthèse formelle de la ligne, celle qui
se donnera à voir, par la forme des modelés, le rapport au sol originel, le
couvert végétal qu’on restituera.
Une attitude de projet
Notre attitude de
conception s’est fondée sur ce nouvel esprit du temps dans la recherche du
rapport entre une ligne abstraite, porteuse de sa propre esthétique, résultant
d’une réponse à une exigence extérieure aux territoires, celle de la grande
vitesse qui détermine une trace aux courbes tendues (rayon en plan supérieur ou
égal à 4000 mètres, rayon de raccordement en long supérieur ou égal à 25000
mètres, pente inférieure à 3,5 %) et le territoire traversé, fait de reliefs et
de vallées, de mosaïques parcellaires, d’ambiances paysagères multiples. Unité
de la ligne d’une part, diversité des paysages d’accueil de l’autre. Entre les
deux, un “ entre-deux ” justement, fait de remblais ou de déblais
chargés de mettre ces deux objets en contact. Cet entre-deux, s’il est
quelquefois de l’ordre de l’ouvrage d’art (les piles d’un viaduc, ou le
cylindre d’un tunnel), n’appartient le plus fréquemment ni à l’esthétique de la
ligne, ni à l’identité des paysages. Œuvre de terrassier, il ne répond qu’à l’exigence
structurelle de combler une différence par une assise stable.
C’est, du point de
vue du paysage, la part “ sans qualité ” de l’ouvrage de la ligne
nouvelle (en revanche du point de vue de la stabilité, il s’agit d’un
terrassement très sophistiqué, sécurité du TGV oblige). La réponse formelle du
projet répond à cette manière de qualifier les choses : la ligne est
exprimée dans sa pureté ; elle et seulement elle. Aucun mouvement de terre
ni excès de végétal ne doit la nier ou tenter de l’occulter.
En revanche,
l’entre-deux “ sans qualité ” est, autant que faire se peut, restitué
au paysage, dans le prolongement de ses mouvements orographiques comme de ses
structures paysagères.
Pour ce faire, il a
fallu recueillir ce qui fait le caractère singulier de chacun des paysages
traversés, qui se déroulent en séquences longues de quelques centaines de
mètres à quelques kilomètres.
Chacune d’elle est
considérée du point de vue des différentes dimensions qui font un
paysage :
·
L’ambiance particulière qui y
règne ; intimité ou ouverture, aridité ou luxuriance…
·
Les mouvements de la topographie :
pentes douces ou abrupts rocheux, ruptures de pentes, plissements, expression
des pendages géologiques…
·
La marqueterie du parcellaire foncier,
lanières serrées de petites parcelles ou grandes unités
·
Les structures végétales qui rendent
lisibles ces traces : haies, alignements, bosquets, ripisylves
accompagnant les cours d’eau ou grandes étendues de garrigues. Chacune de ces
structures fait l’objet d’un relevé très précis des essences qui la composent
dans chacune des unités paysagères.
Cet inventaire des motifs paysagers recueillis dans le
territoire deviennent les formes de référence qui servent à modeler
l’entre-deux en prolongement des pentes et des structures, dans un travail de
couturage du paysage qui se recompose jusqu’à la ligne.
Ce travail s’applique
aussi bien aux interventions directes de la ligne dans le paysage,
c’est-à-dire, principalement aux remblais et aux déblais, qu’à celles résultant
des corrections apportées aux coupures ou nuisances nouvelles qu’elle
occasionne comme les rétablissements routiers ou hydrauliques, les écrans
acoustiques, les remembrements fonciers ou les zones d’emprunt et de dépôt de
matériaux.
Une des données qui
pondère ce travail d’absorption de l’entre-deux par le paysage (relativement au
coût des terrassements supplémentaires auquel il conduit) réside dans la plus
ou moins grande “ sensibilité paysagère ” de chaque portion du
parcours. Suivant que la ligne est perçue depuis des points ou axes de vue à
fort enjeu social ou culturel (vues depuis Avignon, vues depuis les routes à
grand trafic, proximité de village ou d’habitats, etc.), l’adaptation des
modelés sera plus ou moins aboutie. Par exemple, les grands déblais qui
entaillent le massif calcaire des Angles en rive droite du Rhône, sont
fortement perçus depuis la ville médiévale et le Palais des Papes d’Avignon,
depuis le pont, le village des Angles et une grande partie de l’agglomération.
Ils ont fait l’objet des adaptations les plus poussées.
Le projet ne se
limite pas aux emprises acquises par la SNCF tout au long du parcours (qui
doivent être largement dimensionnées pour permettre ces modelés retravaillés).
Il intervient sur l’épaisseur du paysage traversé, en proposant des haies le
long des parcelles, des alignements d’arbres le long des routes ou des chemins,
des reconstitutions de ripisylves. Il s’agit ici d’éviter une rupture entre la
densité des interventions sur l’emprise et le reste du territoire.
En certains lieux, comme au niveau de
l’agglomération nouvelle qui se développe à la rencontre des communes de
Villeneuve-lèz-Avignon, les Angles et Rochefort du Gard à l’entrée ouest
d’Avignon, le passage de la ligne nouvelle devient l’occasion d’une réflexion
élargie sur le projet urbain de ces quartiers en devenir. Comment mettre en
cohérence cette coupure du territoire, la trace d’une future liaison
autoroutière pour laquelle les ouvrages sont dimensionnés, et les projets de
développement contenus dans les plans d’occupations des sols de chaque commune.
Ici, la réponse
paysagère à la question de la ligne nouvelle dans le territoire ne trouve sa
pertinence que dans la définition d’un projet urbain qui met en cohérence
chacune des dynamiques, aujourd’hui disjointe de ce territoire.
Quelques regrets
Pour des raisons
qu’il n’est pas aisé à comprendre (administratives? financières? perception
erronée de la part de la SNCF de la “ technicité ” des
paysagistes ?), ces paysagistes auteurs des projets et missionnés pour
aller jusqu’à un dossier de consultation d’entreprise pour ce qui concerne les
végétaux, n’ont pas été associés à la maîtrise d’œuvre durant la phase du
chantier (à l’exception de quelques missions ponctuelles à la demande), la SNCF
assurant elle-même la maîtrise d’œuvre sur les modelés et les ouvrages, un
bureau d’étude “ espaces verts ” assurant celle des plantations. Dommage, car en bien des lieux, on ne reconnait pas les intentions de départ, car la logique et les adaptions du chantier, non maitrisée dans le sens des exigences originelles conçues par le paysagiste, ont développé leur propre écriture, sans ligne de conduite ni cohérence globale. La conception, en matière de paysage, va jusqu'au dernières heures du chantier et se prolonge durant les premières années de reprise du végétal, revenant sur un problème reprise ici, une prolifération inattendue là, pour accompagner cette logique du vivant qu'un plan ni projet ne parvient à contenir totalement; et c'est bien ainsi.
Légendes
Illustration 1
Un modelé rocheux, en
déblais, qui met en œuvre la technique du géologue Paul Royal pour affirmer la
structure géologique du socle (pendages, ??, fissures, …), offrant aussi au
regard des formes de modelés caractéristiques du site (images de références).
Illustration 2
Suivant la manière
dont la ligne sectionne le parcellaire existant (parallèlement, en diagonale)
et crée des délaissés résiduels de différentes formes, l’intervention disposera
de plus ou moins d’emprise.
Illustration 3
Le relevé détaillé
des structures végétales (implantation, épaisseur, composition végétale) permet
d’affiner la composition des “ coutures ”, en excluant toutefois les
essences pouvant offrir un risque pour la ligne nouvelle, autour de trois types
principaux de végétation :
·
Une végétation de garrigue, bien
adaptée à la sécheresse, aux sols caillouteux et dégradés, avec une diversité
liée à l’exposition des versants.
·
Une végétation “ champêtre ”
dans les espaces cultivés (haies, bosquets…)
·
Une végétation de ripisylve
méditérranéenne
Le risque de feu
écarte les espèces à feuillage et ramification divisés et très combustibles, ou
riches en huiles essentielles Genista scoparius, Quercus coccifera, Juniperus
communis et Juniperus oxycedrus, Cistus speciosus,Thymus, Rosmarinus, etc.)
Le risque de
propagation de feu bactérien écarte le Crataegus monogyna et le Pyracantha.
Leur trop grand pouvoir colonisateur invite à éviter Populus x candensis, Acer
negundo, Buddleia davidii (en milieu humide) et Ailanthus glandulosa, Rhus
typhina, Robinia pseudoacacia (en milieu sec).
[1] Paysages en TGV : regards sur les
agricultures de Paris à Marseille : fenêtre de droite. Via : les sentiers d'un géoagronome. Ed. Argument, Paris, 1998.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire